une-éthique

Zoom sur : Le parrain et la marraine

Je voudrais inviter ce soir deux personnalités surprise. Passionnées et passionnantes, l’une incarnait la joie, l’autre la mélancolie, deux attitudes contrastées face à la condition humaine accueillie avec allégresse ou subie avec un sentiment de révolte.

Lire la suite PDF

ZOOM sur : Petit lexique très personnel

Espérance : L’espérance est une coloration de l’âme habitée par la certitude d’un accomplissement.
Grandeur : La grandeur n’est pas la démesure. Il n’est pas de grandeur dans l’horrible. En quoi l’homme est-il grand : par la puissance de l’intelligence et la force de l’espérance – en un mot, par l’esprit. Atteindre à la grandeur par le service d’une grande cause. Pas de grande cause qui ne soit au service de l’homme et de la vie.

Lire l’article

fruit de l’effort conjoint…

«L’Institut de la Vie est le fruit de l’effort conjoint de milliers d’hommes et de femmes tous nommément choisis. Avec conviction, ils ont offert le meilleur de leur pensée, de leur science et de leur expérience pour édifier avec des pierres vivantes notre cathédrale. Cathédrale longtemps invisible et silencieuse mais bientôt promise à la lumière.»

Maurice Marois

«Situer la vie dans l’histoire de la matière, l’homme dans l’histoire de la vie, la science dans l’histoire des hommes, la responsabilité de la science dans la cité, la responsabilité de l’homme envers lui-même et sa propre descendance et envers l’ensemble du monde vivant : telle est la grande tâche de l’Insttitut de la Vie.»

Maurice Marois

Conciergerie

Conciergerie

Une éthique

Emission à l’O.R.T.F.
17 octobre 1966 : « Les savants sont parmi nous »

Thème : problèmes de responsabilité posés par le développement de la science moderne et notamment l’apparition de l’énergie atomique.

L’aventurier de la connaissance : Oppenheimer

Aller jusqu’au bout d’une logique, sans s’occuper du reste, aboutit à l’impasse. Quand la science va jusqu’au bout de son propre mouvement sans s’occuper des conséquences de ses propres découvertes, l’espèce elle-même court à sa perte.

Il est des hommes de science dont la démarche n’est nullement le service des hommes. Ces hommes de science sont les aventuriers de notre temps. Ils sont prêts à tout, pourvu qu’ils aillent jusqu’au bout de leur curiosité : il faut comprendre que l’homme est un animal curieux et téméraire. Demandait-on à un conquistador d’être prudent ? Mais ils vont se brûler les ailes. Combien de physiciens atomistes sont morts, victimes de leur curiosité ? Combien de bactériologistes qui étudient le bacille de Koch sont morts de tuberculose ? C’est aux prix de la mort des pionniers que ces sciences ont progressé. Si leurs mobiles furent le service des hommes, nous devons les saluer comme des martyrs, sinon ils sont seulement des héros.

Robert Oppenheimer

Oppenheimer ! Lui a-t-on vraiment dit : maintenant que la bombe existe, on pourrait ne pas la faire éclater. On pourrait la faire éclater dans un désert, dans un endroit qui donnerait quand même une leçon aux Japonais, et puis, de toute façon, les Japonais sont perdus. S’il est vrai que cette option lui fut offerte. S’il est vrai qu’il ait répondu : « non, je veux la faire éclater, parce que je veux voir ce qui se passe. » S’il est vrai qu’il porte une part de la responsabilité de la faire éclater sur des hommes, alors, est-t-il une haute conscience ?

Dans la meilleure des hypothèses, il doit y avoir un très grand drame intérieur chez Oppenheimer, qui ne peut pas se renier lui-même : il ne peut pas renier l’acte qu’il a posé, en sorte qu’il est maintenant cristallisé toujours ; prisonnier de son passé, il ne peut plus bouger. Je vous donne un exemple ; en 1963 se tenaient les Rencontres Internationales de Genève ; Oppenheimer fit un discours sur le public et l’intime en évoquant, d’une manière très générale, le fait qu’il n’avait plus de vie privée, parce que Mccarthy l’a interrogé. Et il est vrai que l’intervention d’une société dans la vie privée d’un homme est inadmissible. Le lendemain, après cette conférence, Oppenheimer était sur l’estrade d’un théâtre ; il était entouré d’une douzaine de personnalités. Le théâtre était peuplé d’une multitude de spectateurs. Et Oppenheimer était donc là, dans la fosse aux lions, livré aux hommes ; un prêtre de Louvain lui dit : « Monsieur le savant, vous nous avez parlé du public et de l’intime, vous nous avez parlé de votre drame intérieur ; voilà qui est grave en effet, mais je voudrais vous poser une autre question qui m’apparaît essentielle : vous, dont la conception de l’homme est désormais pessimiste, après votre expérience des vingt dernières années, si c’était à refaire, est-ce qu’aujourd’hui vous le referiez ? Fabriqueriez-vous à nouveau la bombe ? » Il dit : « Oui. » Il y eut alors un moment d’intensité dramatique. Dans la salle, partie du poulailler, une voix humaine, un hurlement : « Malgré Hiroshima ! » comme un cri de douleur. Et il répond : « Oui. » A ce moment, Jeanne Hersch, philosophe de Genève, violemment anti-atomiste pour des raisons de progrès qu’elle veut servir, cette femme qui est fascinée, subjuguée par Oppenheimer, par cette personnalité assez étonnante, vole au secours d’Oppenheimer. La voici qui se renie elle-même en disant : « On n’a pas le droit de torturer un homme comme vous le faites, on n’a pas le droit de dissocier un acte des circonstances historiques dans lesquelles il a été posé. » A l’époque, il y avait le mal absolu qui était qu’on prenait des petits enfants, qu’on les mettait dans des fours crématoires. Contre le mal absolu il fallait lutter, et il n’y avait pas le choix des moyens.

Sur ce, j’ose intervenir, en disant : « Oppenheimer, vous êtes le physicien, je suis le biologiste. Vous, vous êtes, que vous le vouliez ou non, l’homme qui a libéré par la science des forces gigantesques et qui a laissé mettre ces forces au service des passions meurtrières. Vous qui savez le pouvoir de la science, ne croyez-vous pas que vous pourriez sculpter votre visage pour l’avenir et pour l’éternité, en mobilisant toutes ces forces que la science donne aux hommes, pour les orienter vers le bien de l’homme, vers la vie ? Et je le dis parce que, moi, je suis le biologiste : j’ai des raisons de biologistes de la considérer comme menacée par certains usages de la science. Nous avons un peu de recul. Nous ne sommes plus pressés par l’événement, par l’histoire. Ne croyez-vous pas qu’il est temps de nous tourner vers l’avenir, et d’inviter ensemble les hommes à mettre les découvertes de la science au service de la vie ? » Réponse : « Non. »

Lorsque Jean VILAR fit la pièce du procès d’Oppenheimer, il y eut une polémique dans Le Monde : une lettre d’Oppenheimer disant à peu près : « Vous semblez me présenter comme physicien repentant, pas du tout. Ce que j’ai fait, j’ai voulu le faire, je vous interdis de modifier mon portrait, et si jamais vous persévérez, je vous attaquerai. »

Alors je pense qu’en réalité, Oppenheimer est bloqué ; il n’a pas osé accepter la proposition que je lui faisais par une sorte de désaveu de lui-même. S’agit-il finalement du drame intense d’un homme qui ne peut pas se déjuger sans se détruire, qui avait ses raisons d’avoir fait ce qu’il a fait, qui porte un remords latent, ou bien s’agit-il d’un monstre froid qui a voulu remonter jusqu’aux conséquences ultimes d’une expérience de physicien, jusqu’au bout de sa curiosité technicienne ? Je ne sais pas, j’avoue que je ne sais pas.

Maurice Marois, Octobre 1966

LE CHOIX

Extrait de l’allocution de M. Maurice MAROIS au cercle Interallié – 1er décembre 1971

 

Un à un, la science réalise les plus vieux rêves des hommes. Pourra-t-elle une fois encore conjurer la fatalité et donner un autre visage à la condition humaine ? La biologie dans un avenir prévisible rendra-t-elle accessible le rêve des rêves : tenter de faire mieux que la nature en modelant l’homme à notre gré ? Modifierons-nous radicalement notre propre définition ? Jusqu’où irons-nous trop loin ? Nous ne devons pas considérer frileusement, peureusement, les pouvoirs de la science. La seule manière virile de les dominer est d’en mesurer l’étendue et de définir les fondements de notre éthique. Quel type d’homme voulons-nous ? Tous les moyens sont-ils bons pour atteindre nos fins ?

Tout ce qui a trait à l’homme, à la vie, au meilleur accomplissement de ses potentialités, au pouvoir d’intervention sur son propre protoplasme, va poser des problèmes de choix, d’une exceptionnelle gravité.

L’Institut de la Vie le sait depuis sa fondation. Il se prépare depuis onze ans à ce rendez-vous que l’histoire lui propose.

 

ENTRE DEUX EXPLOSIONS

compte-rendu d’une intervention de M. Marois à la radio
(février 1972)

Mots clés : explosion démographique, eugénisme, valeurs de société, institutions.

Témoignage d’un éducateur

Parce que la mission de l’éducateur ne se limite pas à la seule famille, aux seuls gosses dont il a la charge discrète, parce que cette mission s’insère dans un complexe beaucoup plus large, il nous a paru intéressant d’ouvrir notre horizon à la fois aux dimensions du monde moderne, dans ses problèmes sociaux, démographiques… mais aussi aux dimensions de la science moderne dont les possibilités sont de plus en plus importantes. Certes, nous ne sommes pas des scientifiques.

Mais notre tâche de travailleur social se situe entre ces deux « explosions ». Quelle société servons-nous ? Quelle société voulons-nous ? En fonction de quelles valeurs la société s’organise-t-elle ? s’organisera-t-elle ?

En fonction de quoi faisons-nous de l’éducation ?

Qu’est-ce qu’éduquer ?

Pour nous permettre de poser le problème, nous avons demandé au Professeur Marois, de la Faculté de Médecine de Paris, et Président du Conseil d’administration de l’Institut de la Vie, de bien vouloir nous autoriser à reproduire le texte d’une de ses plus récentes interviews.

Maurice Marois :

« Je pense que la condition humaine est bouleversée à cause des moyens que l’homme se donne à lui-même par la science : la science donne à l’homme un pouvoir sans mesure dont aucune sagesse nouvelle ne vient régler l’usage.

La science place l’homme entre l’explosion atomique et l’explosion démographique, et voici qu’elle approche d’un nouveau point critique, celui où l’homme pourra transformer l’homme. Et il est vrai que les hommes de science s’interrogent gravement sur les nouveaux aspects de notre condition humaine. »

  1. « Ceux qui ont mérité… »

« Par exemple, s’est tenu récemment un Congrès à Londres, où 27 hommes de science – dont de nombreux Prix Nobel – se sont demandés quel visage aura l’humanité quand la science aura achevé de bouleverser les conditions de notre vie. Et ils ont conclu, par exemple, que puisqu’il n’y a pas assez de place sur la terre, et que le développement de la vie ne peut pas se faire de façon illimitée, la vie se heurte à certaines limites… alors, il faudra bien choisir ceux qui… mériteront d’être invités au banquet de la vie.

Et voici que ces hommes de science ont ressuscité les anciennes théories de l’eugénisme : puisqu’on ne peut pas inviter tout le monde à la vie… qui aura le droit de vivre ?

Qui allons-nous choisir d’inviter ?

Ils ont défini quatre critères :

  1. la longévité ;
  2. la résistance aux maladies ;
  3. un quotient intellectuel élevé ;
  4. le quatrième critère est l’agressivité, vertu sociale par excellence pour certains de ces hommes de science.

Ayant ainsi défini ceux qui auront mérité d’être appelés à la vie, le problème s’est posé de savoir comment convaincre les géniteurs qui ne porteraient pas ces caractères privilégiés. Comment les convaincre de s’abstenir de se reproduire ?

Plusieurs propositions ont été faites : des pénalités allant jusqu’à l’emprisonnement, des amendes ou au contraire des décorations pour proposer à l’estime de leurs contemporains ceux qui auront bien mérité de la société… »

  1. « La partie de l’espèce… »

« Finalement, c’est Pincus, l’inventeur de la fameuse pilule, qui a proposé une solution apparemment satisfaisante pour la plupart de ces hommes de sciences. Pincus a dit en substance : « J’ai trouvé la méthode anticonceptionnelle par excellence, elle est active par voie buccale : je la mets dans la nourriture et je stérilise toute la terre. Puis, on trouvera bien une seconde drogue qui rendra la fécondité à ceux qui en auront été ainsi privés.

La science va vite : aujourd’hui cette seconde drogue est trouvée. La science va tellement vite que récemment j’assistais à un congrès aux Etats-Unis où le successeur de Pincus nous annonçait que ces drogues sont désormais solubles dans l’eau.

Voilà quelques-uns des problèmes qui ont été évoqués par ces grands hommes de science. Leur conclusion a été celle-ci : l’homme a-t-il droit à la procréation ? Autrefois, c’était un devoir pour l’homme de procréer parce que la partie de l’espèce n’était pas gagnée sur la terre ; aujourd’hui, ce n’est plus un devoir, ce n’est même plus un droit individuel : seule la société devra régler le nombre des citoyens d’une société, et les qualités du citoyen idéal.

Il va sans dire que je ne partage absolument pas ces points de vue sommaires. »

  1. « Il est inopportun… »

« L’un des plus grands savants de ce temps, Prix Nobel, qui a participé à ce Congrès – il a découvert la structure en double hélice des acides nucléiques – a dit : « De nouvelles définitions légales de la vie et de la mort sont nécessaires, si on ne veut pas que l’explosion démographique pose un problème de qualité, autant que de quantité. » Il propose par exemple qu’on ne déclare pas immédiatement le nouveau-né et qu’on attende le deuxième jour pour savoir si les parents – ou la société – estiment qu’il est mal venu. Il considère également qu’au-delà de 80 ans il est inopportun que la société continue d’aider les vieillards à survivre, et il suggère qu’à 80 ans, tous les hommes soient rayés de l’état civil, donc considérés comme morts, ce qui dispenserait la société d’entretenir par des moyens coûteux des hommes « inutiles ».

Vous voyez jusqu’où va Crick : « Je suis parfaitement conscient, dit-il, des problèmes éthiques posés par de telles prises de position. » Et le savant britannique poursuit : « Je ne crois pas un mot de ce principe traditionnel selon lequel tous les hommes sont nés égaux et sacrés. »
D’une certaine manière, Crick est très courageux puisqu’il va jusqu’au bout de sa logique. Mais là non plus, je ne peux adhérer à de telles prises de position, à de telles attitudes.

Notre époque s’interroge sur la vie et sur la mort : dès aujourd’hui le problème se pose à propos des mongoliens, puisque dès le quatrième mois de la grossesse, on peut savoir si l’enfant est mongolien ou pas ; il suffit d’une ponction de liquide amniotique, et d’un examen au microscope des cellules embryonnaires recueillies. Si l’on observe trois chromosomes 21 au lieu de deux, l’enfant sera mongolien… ce qui donne à la mère la possibilité d’avorter.

Vous savez que le problème de l’avortement dans le cas d’anomalies génétiques est actuellement discuté au Parlement. Un mongolien a-t-il ou non droit à la vie ? »

  1. « L’inadaptation des institutions… »

« Je crois que nous n’échapperons pas à cette question fondamentale : quelles sont les valeurs sur lesquelles nous voulons fonder notre société, et qui doivent déterminer nos choix ?

Et le problème va se poser plus gravement encore au moment où le pouvoir nous sera donné d’intervenir sur le protoplasme humain, pour le façonner, pour corriger la nature, et faire mieux qu’elle, en agissant sur les séquences d’acides nucléiques que constituent nos chromosomes.

Un autre savant, également Prix Nobel, mais inquiet, Nierenberg, a cité le Prix Nobel, Salvadore Luria, dans un article publié dans la revue américaine Science : « Le progrès de la science est si rapide qu’il crée un déséquilibre entre le pouvoir qu’il donne aux hommes et les conditions sociales dans lesquelles s’exerce ce pouvoir.

Les mises en garde des savants, l’étendue de l’information du public, la sagesse des citoyens, ne sauraient compenser l’inadaptation des institutions pour affronter les situations nouvelles. »

C’est pour affronter ces situations nouvelles qu’a été créé l’Institut de la Vie ; c’est un haut lieu, où des hommes de toutes les philosophies, de toutes les classes sociales, de tous les types d’activités, réfléchissent ensemble sur les grands problèmes que la science pose à la Vie. »

 

Dialectique de la Science et de la liberté

Interview de Maurice MAROIS par Georges KLEINMANN – 1968

Constatation initiale

 

Maurice MAROIS : Alors, c’est la dialectique de la science et de la liberté. Premier aspect : du côté de la science. Deuxième aspect : du côté de la société. C’est-à-dire, de l’ensemble des hommes, c’est-à-dire, des utilisateurs de la science. Du côté de la science, premièrement, la science a besoin de liberté. Il n’y a pas de création scientifique sans liberté. Et on pourrait même dire, à la limite, que dans cette société où les hommes vont pulluler (nous évoluons dans une société concentrationnaire, à trois ou quatre siècles près) : à ce moment-là, est-ce que les hommes ne vont pas s’organiser d’une manière totalitaire ? Ca peut être la conséquence inéluctable de la forte densité terrestre en hommes. Et où sera le dernier refuge de la liberté ? Car il est très frappant qu’au total la liberté recule. Ce qui m’étonne, c’est qu’on n’en est pas très conscients, dans nos pays occidentaux ; mais au total la liberté recule. Il y a des signes.

Marois

Un de ces signes, c’est la perte de la notion d’immunité. Autrefois, chez les Romains, quand il y avait des criminels de droit public, ils pouvaient se garder de la punition, de la vengeance de la société, en allant toucher la toge du tribun de la plèbe, et ils étaient immunisés contre la punition sociale. Il n’y a pas si longtemps, il y a cinquante ans, au Maroc, quand un criminel pouvait se réfugier dans une mosquée, à ce moment-là il était protégé par Dieu, et la société ne pouvait plus rien contre lui. Or cette notion d’immunité disparaît. Et même la notion d’immunité parlementaire se perd ; notion importante car il fallait qu’un élu, représentant de la volonté du peuple, soit totalement libre dans sa démarche de pensée ; notion précieuse, notion qui a donc un sens, beaucoup plus encore que l’immunité en face de la société. Il y a de par le monde un certain nombre de parlementaires qui sont enfermés ; et il y a même des procédures de levée de l’immunité parlementaire.
Donc, ce qui me frappe, c’est que cette notion d’immunité se perd. Et où sera alors le dernier refuge de la liberté, dans cette société concentrationnaire qui s’annonce ? Ce dernier refuge, pour moi, ça sera le laboratoire. Non pas parce que ces sociétés seront respectueuses d’une liberté qu’elles érigeraient comme une sorte d’absolu, puisqu’elles n’auront pas le goût de la servir ; mais parce que ces sociétés auront besoin de la science, car elles seront inéluctablement d’infrastructure scientifique (on n’a pas encore tué la science, quelles que soient les retombées des événements de mai), et car la liberté c’est la règle du jeu pour l’esprit créateur ; donc, pour des raisons d’efficacité, ils seront obligés de maintenir la liberté. C’est ce qu’on a vu du reste chaque fois qu’on a mis des savants en prison. D’avoir voulu priver les savants de leur liberté physique est très caractéristique de l’Union soviétique et du fameux procès Lyssenko. Lyssenko a voulu, au nom d’une intolérance dans la liberté de penser et à cause de son amitié avec Staline, soumettre à son opinion ses collègues, qui n’avaient pas la même conception sur les théories génétiques que lui-même. Au lieu de placer le débat sur le plan scientifique, la liberté étant le seul arbitre, le seul critère, il l’a placé sur le plan politique, et il a dit que les idées mendéliennes étaient réactionnaires, moyennant quoi, tous ceux qui étaient tenants de cette théorie-là ne méritaient pas de rester libres. Il y a eu cette confusion des domaines. Finalement c’est Lyssenko qui a eu tort dans l’histoire. Et, y compris dans des sociétés fortement structurées comme les sociétés communistes, on sait bien que si on enlève à l’homme de science sa liberté il ne produit plus. Y compris sa liberté de pensée.

Georges KLEINMANN : Le laboratoire sera le domaine de la liberté, pour la simple raison que les gens ne comprendront plus ce qui se passe dans le laboratoire, et que fatalement la liberté, restant un domaine de l’inconnu, pourra…

Maurice MAROIS : On peut avoir mon corps, on ne pourra pas forcément dominer mon âme. C’est la phrase de l’Evangile : craignez ceux qui peuvent compromettre votre âme, mais ceux qui prennent votre corps, aucune importance. Il y aura de toute façon un refuge intérieur, qui sera le domaine inviolable où l’homme restera libre. C’est vrai dans la mesure où cette inviolabilité sera vraiment sauvegardée, mais avec les techniques de pression psychologique, même l’inviolabilité de ce bastion de la personnalité intime est compromise.

Le droit à sa propre identité : cela aussi risque d’être lui-même compromis par les entreprises des sociétés, avec les drogues psychotropes, avec toutes les techniques de viol des consciences, voire de viol biochimique, avec les acides nucléiques qui transformeront les hommes. Nous n’aurons même plus droit à notre propre identité, et peut-être même plus à notre vie intérieure. Mais cela, c’est un autre aspect.


haut de page

I) La société doit sauvegarder la liberté du savant

Je voudrais vous exposer une sorte de plan schématique. Première idée : la société, même totalitaire, doit sauvegarder la liberté du savant dans son laboratoire, sinon il n’y a plus de création scientifique. Donc, par souci d’efficacité. Finalement peut-être que l’unique refuge de la liberté dans ces sociétés, l’unique lieu libre, sera le laboratoire.
Deuxième idée : la science sécrète la puissance ; la puissance asservit la science, ou bien l’homme de science devient l’ordonnateur de cette puissance. Donc, on a un fait : savoir, c’est pouvoir. Que faire de ce pouvoir ? C’est très important parce que les hommes de sciences se battent pour avoir le droit de publier. Le secret a été combattu, unanimement combattu, par les hommes de science. Pourtant, il y a des circonstances où le secret est imposé : c’est quand la science, au lieu de se mettre au service de la multitude des hommes, comme ça devrait être dans une société idéale, se met au service d’un groupe particulier d’hommes. C’est l’exemple des industries, avec le secret dans les industries ; secret, tant qu’on n’a pas pris de brevet, après quoi on exploite ce brevet pendant un certain temps. C’est aussi l’exemple des armées, avec le secret militaire, dans les laboratoires de recherche militaire. Là encore, il s’agit de la science mise au service, non plus d’un intérêt universel, mais de l’intérêt d’un groupe particulier, industrie ou nation. Je ne voudrais pas être simpliste, je ne veux pas dire que cela soit absolument mauvais, parce que quand une industrie trouve un non-médicament, elle n’est pas forcément le mal absolu. Un scientifique qui se met au service d’une industrie, pour la prospérité de cette industrie, si celle-ci est orientée vers le bien public, il est normal qu’il y ait une règle du jeu, et que si elle donne les moyens de la recherche à un savant, elle demande réciproquement une certaine limitation de sa liberté d’expression, et même de choix d’un sujet, ce qui est plus grave. Mais, de même le secret militaire, est-ce forcément un mal ? On peut en discuter, car une armée défend les valeurs d’une civilisation, c’est la raison d’être des armées. C’est une question dans laquelle je ne veux pas intervenir, mais je ne voudrais pas dire a priori que tous les hommes de science qui travaillent pour une armée sont des criminels en puissance. Ca dépasse infiniment l’objet de notre entretien, […] et je ne voudrais pas être simpliste.


haut de page

II) Le pouvoir de la science sur l’homme de science

Le drame, dans cette dialectique, le péché de la science, en même temps que sa chance, c’est de sécréter la puissance. Je dirais que c’est sa chance pour les hommes, parce que cette science, par sa technique d’application, modifie la société, et peut la modifier de manière valable. L’augmentation générale du niveau de vie est l’acquisition de nos sociétés scientifiques. Mais le péché de la science, c’est que cette puissance peut être une aliénation. Une aliénation pour certains aspects des revendications de l’homme. On pourrait alors reprendre toutes les critiques qui ont été faites de nos sociétés technologiques, car ce n’est pas l’accomplissement de l’homme que celles-ci nous proposent, pas de tout l’homme en tout cas, de certains aspects seulement alors que d’autres sont méconnus. Il faudrait entrer dans l’exégèse des révolutions des jeunes dans le monde entier, probablement, qui n’acceptent pas la société telle qu’on nous la propose, telle que la science l’a modelée, surtout en Occident. Il faudrait être nuancé et ne pas décrire les révolutions qui ont lieu dans certains territoires sous-développés de la même façon qu’on interpréterait les révolutions des sociétés technologiques.

Ça peut être une aliénation pour l’homme de science lui-même. D’une part parce que ça lui enlève sa liberté. A partir du moment où le pouvoir devient l’objectif à court terme des commettants de la science (pouvoir militaire, pouvoir industriel, pour la prospérité et le profit dans un cas particulier, pour le profit industriel ou pour le profit d’une nation, c’est-à-dire son rayonnement, son empire économique…), à ce moment-là, le sens du gratuit est perdu. En science, c’est très grave. Parce qu’il faut que l’esprit souffle où il veut. Si on ne laisse pas l’esprit souffler où il veut, nous courons le grand risque de perdre les découvertes qui auraient pu être faites si l’esprit avait été totalement libre. Là, il y aurait probablement une belle page à écrire sur les illuminations, le génie des hommes de science, qui ont permis les théories les plus hasardeuses, simplement parce qu’ils ont eu la possibilité de laisser leur esprit souffler où il veut.

Je suis très frappé de ce qu’a dit Pasteur. Il a fait ses premières expériences dans son grenier de la rue d’Ulm, quand, âgé de vingt ans, il était surveillant. Il avait son microscope et triait des cristaux d’acide tartrique. Il a vu les cristaux gauches et droits comme il a une main gauche et une main droite. Il a eu l’idée de dissoudre ces cristaux d’acide tartrique, de faire passer la lumière polarisée, et il a vu que la lumière polarisée qui vibre dans un seul plan était déviée à gauche ou à droite, ce qui était le signe d’un pouvoir rotatoire de ces solutions d’acide tartrique. Comme ce pouvoir rotatoire lui-même est le signe d’une dissymétrie dans la constitution de la molécule, il a eu cette idée de génie : la dissymétrie, c’est la vie. Pourquoi la vie ? Parce que ces cristaux d’acides tartriques étaient fabriqués par la vigne. Depuis on a découvert que toutes les molécules organiques sont dissymétriques.
Ensuite, Pasteur, à cause des circonstances de la vie, a accepté les sollicitations de tous ceux qui venaient lui soumettre des problèmes : vin, charbon… Il a mis son génie à résoudre des problèmes que les circonstances extérieures, le hasard lui a soumis, et il les a résolus avec génie. On pourrait presque dire qu’à partir de ce moment-là il a fait de la recherche appliquée, avec des découvertes qui ont profondément modifié nos conceptions fondamentales elles-mêmes, parce que c’était le génie de Pasteur. Mais, ce qui est très bouleversant, c’est que, tout à fait à la fin de sa vie, Pasteur a dit : J’ai perdu ma vie. Pasteur ! Il a eu le sentiment de l’échec. Et il a dit pourquoi. Il a dit : si c’était à refaire, je renoncerais à toutes ces recherches appliquées, et je poursuivrais une grande et belle recherche, dans le domaine de la recherche fondamentale, la dissymétrie. Et il a probablement raison. Il n’y a pas d’exemple plus saisissant que celui-là.

Quand se perd le sens du gratuit, il n’y a plus de créativité et c’est un drame pour la science. En quoi le pouvoir est-il aliénant ? C’est quand l’homme de science devient l’ordonnateur de ce pouvoir. La science sécrète la puissance, et cette puissance peut asservir la science, quand elle lui impose des sujets de recherche et quand elle lui interdit des publications. Quand elle lui impose des sujets de recherche, ce sont le plus souvent des recherches appliquées, donc à court terme. C’est le système des contrats de recherche proposés par l’armée ou l’industrie. C’est le système de la règle de fer des industries pharmaceutiques, par exemple : elles doivent trouver des médicaments dans un délai de deux ou trois ans, et quand les hommes de science sentent qu’il y a des pistes importantes de recherche fondamentale dans l’industrie, c’est considéré comme un luxe ; il suffit d’interroger  un industriel à la tête d’une industrie pharmaceutique pour voir quel est le pourcentage attribué à la science pure, fondamentale, et le pourcentage attribué à la science appliquée, au développement ; il n’y a guère qu’une industrie pharmaceutique qui, avant la guerre de 39, avait divisé son budget en trois, la recherche fondamentale (avec la liberté la plus totale pour les hommes de sciences), la recherche appliquée, et ce qu’ils appellent le développement, c’est-à-dire le très court terme. Il y a donc des industries qui ont cultivé le sens du gratuit. Mais, de même que le sens de l’immunité se perd, c’est un des signes de notre temps que le sens du gratuit se perde. Pourtant, le gratuit comme la liberté (l’un et l’autre étant d’ailleurs liés) sont absolument indispensables, non seulement sur le plan de l’épanouissement de l’homme de science, mais aussi simplement sur le plan de la rentabilité scientifique. Conséquence : la science sécrète la puissance, la puissance asservit la science. De quelle manière ? En imposant des sujets à court terme.

Les défenseurs du court terme diront que si les hommes de science comptent le nombre de pattes des mille-pattes, c’est bien beau, mais pendant ce temps il y a des hommes qui meurent de faim ! Des problèmes très urgents s’imposent, et quand l’industrie propose des sujets à court terme, elle-même ne les a pas choisis au hasard. Dans la loi de l’offre et de la demande, la prospérité d’une industrie, c’est quand ses produits répondent à des besoins. L’industrie est donc à l’écoute des besoins des hommes ; c’est finalement le bien des hommes. Il ne faut pas juger d’une manière manichéenne en disant que l’industrie c’est le mal, qu’elle asservit, tue la science. L’industrie, c’est la société ; ce sont les hommes, qui font pression sur l’industrie pour le choix des sujets. Mais on ne fait que déplacer le problème ; dans ce cas, disons que c’est la société tout entière, et pas seulement les industries qui en sont une des expressions, qui a perdu le sens du gratuit. De même, il y a de moins en moins de place pour le poète dans nos sociétés.

Il y a donc plusieurs limitations : le projet de recherche à court terme, d’une part, et l’interdiction de la publication, le secret, d’autre part. C’est grave, parce qu’il y a une république des savants. C’est une république qui dépasse les frontières, qui dépasse les régimes politiques, et qui dépasse le temps. Dans cette république des savants, on retrouve tous les morts, et tous les vivants. Quand on fait une bibliographie, quand on se demande quels sont ceux qui ont traité le sujet avant vous, on interroge les morts, on interroge les bibliothèques, et puis on interroge tous les pays. C’est une notion très importante : l’unité de la réalité scientifique. Il n’y a pas tellement de facteur d’unité pour les hommes, sinon la science. Sur la vérité scientifique, tous les hommes sont d’accord. Une des manifestations, c’est que, pour avancer dans la science, il faut faire le bilan de tout ce qui a été fait, bilan qui s’appuie solidement sur les vérités scientifiques des acquisitions définitives. Or c’est dire que pour un progrès de la science, il faut que les vérités scientifiques circulent. Sinon, et c’est un aspect de rentabilité, on risque de refaire des découvertes qui ont déjà été faites par d’autres, ce qui est du temps perdu ; et puis, les esprits se fécondent mutuellement. Si l’on supprime ce dialogue entre les vivants et les morts, ce dialogue qui recouvre toute la terre, qui est extrêmement ardent dans la république des savants, là encore, on va couper ses ailes à l’esprit. Voilà un aspect d’une société aliénante, qui, au nom d’impératifs immédiats de profit ou d’efficacité, risque de perdre à long terme ses raisons d’être.

L’autre aspect de l’aliénation, c’est quand l’homme de science n’est plus asservi par la science, mais devient l’ordonnateur de la puissance. Car, ordonner la puissance, c’est passer beaucoup de temps à ne plus chercher, c’est passer beaucoup de temps à orchestrer, à organiser. C’est aussi une aliénation. Au fond, et ça tient au caractère ésotérique de la science, cette puissance que la science donne aux hommes, comment la manier, qui va la manier ? Elle ne peut être maniée que par des hommes qui savent ce que c’est. On ne peut plus se passer des hommes de science, par exemple au conseil d’administration de Philips, dont fait tout naturellement partie M. Casimir, très grand savant, directeur du centre international de recherche de Philips, un très puissant laboratoire. On ne peut plus se passer des hommes de science dans les comités interministériels ; en France, douze sages, membres de la délégation générale à la recherche scientifique et technique, siègent de temps en temps avec les ministres. Ils ont donc accédé au pouvoir, et il n’y pas de gouvernement sans conseillers scientifiques. M. Nixon a pour conseiller scientifique le professeur Lee DuBridge, qui est un très grand savant indiscuté, mais qui joue un rôle important, par nécessité. Ce jour-là, ces hommes deviennent des hommes du pouvoir. Ils ne sont plus les hommes de la recherche. D’une certaine manière, c’est une aliénation. Ça peut être un épanouissement sur d’autres plans, encore une fois je ne veux pas être trop dogmatique.


haut de page

 

III)Les conséquences des progrès de la science sur les utilisateurs

Aspect bénéfique libérateur des sociétés scientifiques

Je voudrais maintenant, dans la dialectique de la science et de la liberté, me placer du côté des utilisateurs de la science. On touche au problème de la civilisation et de l’organisation de nos sociétés. Que peut-on faire avec cette science ? On peut libérer les hommes des antiques fatalités, de la fatalité de la faim, de la sénescence, de la maladie. Il faut fortement accentuer l’aspect libérateur de la science. On échappe à la pesanteur des anciennes fatalités, par exemple à la gravitation, à l’attraction terrestre. C’est au point que la science devient, à ce niveau-là, pourvoyeuse de rêves. Au fond, il y a dans les mythes, et il y aurait là encore une belle page à écrire, qu’au cours des millénaires l’humanité a nourri, dans cet inconscient collectif dont parlait Jung, les rêves que les hommes ont toujours portés avec eux, quel que soit le coin de la terre où ils sont nés. Il est très frappant de voir cette convergence des mythes, qu’on retrouve dans les patrimoines de toutes les civilisations, primitives, anciennes, récentes, d’Orient, d’Extrême-Orient ou d’Occident. Ce qui l’est encore plus, c’est que la science permet de répondre à ces rêves millénaires. Je me demande même si la fascination qu’exerce sur les hommes la conquête du cosmos, qui ne tient pas au goût de la prouesse technique, qui ne répond pas à un besoin immédiat de notre planète, ne relève pas du fait que cette immense aventure est portée par le rêve millénaire des hommes.

On pourrait donc faire un très beau chapitre sur la science pourvoyeuse de rêves et sur la science apportant une réponse au rêve millénaire des hommes. L’on pourrait presque dire que cela oblige, et c’est un autre aspect, à un dépouillement des religions. Les religions, devant les fatalités auxquelles se confronte l’existence terrestre des hommes, offraient un recours ; celui de s’adresser, puisque nous étions impuissants devant ces fatalités, au Tout-Puissant, c’est-à-dire Dieu. Il n’y avait plus que la prière, pour qu’il pleuve en période de sécheresse, pour que le soleil reparaisse quand il y avait trop de grêle, pour que le malade soit guéri… Or voici que maintenant l’homme a pris son destin en main, et que, pour qu’il pleuve, il a inventé des procédés pour faire pleuvoir, que, pour guérir le malade, il a inventé, non seulement la Christian Science, mais d’abord la médecine, c’est-à-dire les grandes applications de la science médicale. C’est peut-être un des aspects de la crise religieuse ; car finalement il y a eu un transfert. Les hommes, qui avaient recours au Tout-Puissant, voici qu’ils ont recours à la science. On a dit que la science avait détrôné la religion. C’est vrai que, d’une certaine manière, beaucoup d’hommes croient religieusement à la science, comme ils croyaient religieusement au Tout-Puissant. Dans ce transfert, ils confèrent à la science les attributs de Dieu. La science devient l’absolu, en particulier pour certains hommes de science, comme si elle avait réponse à tout, simplement parce qu’elle a sécrété la puissance, et qu’elle en a fait la démonstration.

Mais je crois que ça fait partie des crises de croissance de l’humanité. C’est presque une maladie d’enfance, à la fois de la science, de l’humanité, et peut-être même de la religion. Car les religions elles-mêmes ne sont pas achevées. On aboutira, dans cette crise religieuse, qui est aussi une des caractéristiques de notre temps, et que j’explique à partir de l’ère scientifique qui est la nôtre, non pas à la mort de Dieu, quoiqu’on en ait dit, mais à une sorte de dépouillement de la religion, de tout ce  qu’il y avait de trop immédiatement temporel dans les rêves des hommes, dans les prières qu’ils élevaient vers Dieu. Je crois qu’on arrivera un jour à une spiritualisation des religions, parce qu’il restera toujours un domaine, de l’origine et de la fin, du mystère de notre destin, qui pendant très longtemps encore nous échappera.

Ceci dit, je voulais mettre l’accent sur ce qu’il y a d’extrêmement bénéfique, libérateur, dans ses sociétés scientifiques. Je ne voudrais surtout pas apparaître comme un nostalgique du passé, et m’affliger qu’en Suède, pays super scientifique, on ne chante plus, alors qu’en Espagne, pays qui ne connaît pas encore le plein développement scientifique, on chante. Ce n’est pas à cause de la perte du sens de la fête, d’une certaine joie de vivre, liée au gratuit, que je condamnerais la science. Il ne faut pas être nostalgique du passé. D’abord, ça n’a pas de sens. On n’arrêtera pas la science (si, on peut l’arrêter, mais pour un autre aspect, il y aura une crise de la science).

Je voudrais donc mettre l’accent sur les bienfaits de la science. C’est un dossier à plaider, d’autant plus qu’après il faudra bien ouvrir l’autre aspect de la science, c’est-à-dire les conséquences néfastes de certains usages de la science. Je voudrais ici introduire une distinction fondamentale : ce n’est pas la science en soi qui est mauvaise. La science, c’est la connaissance, elle n’est ni bonne, ni mauvaise. Ce qui peut être bon ou mauvais, c’est l’usage qui en est fait. Puisque nous ouvrons le chapitre du procès de la science, je trouve que ce procès a pour ainsi dire erreur de destinataire. Ce n’est pas la science qu’il faut accuser. On n’accuse pas deux et deux font quatre. On n’accuse pas la vérité. Ce qui est en cause, c’est l’usage qui en est fait, c’est-à-dire que nous nous déplaçons du domaine de la connaissance pure au domaine des mœurs, de l’éthique, de la morale.

Cette précaution oratoire étant prise, on pourrait s’interroger sur ce qu’on peut appeler les conséquences de la science. On distingue même la science de ses conséquences. Une des conséquences de la science, du côté des bienfaits, c’est l’élargissement de la vision de l’homme. Nous quittons les applications bénéfiques et nous envisageons la conscience que l’homme a de lui-même et de sa place dans l’univers. Ce « néant capable de Dieu », dans cet univers pascalien, qui finalement devient le nôtre. Aujourd’hui, la science peut nourrir plus que jamais la méditation pascalienne entre les deux infinis. C’est la grandeur, l’aventure de l’homme, la science. Dans le premier chapitre, qui est une sorte d’hymne de gloire à la science, et qu’il faut chanter, je dirais que la science grandit l’homme parce que par la science l’homme est encore plus pleinement lui-même, plus conscient à la fois de sa petitesse et de sa grandeur, de son destin. Peut-être cela situe-t-il sa propre méditation religieuse, parce que je ne veux absolument pas amputer l’homme de la dimension religieuse. L’homme est un animal religieux, et ce serait une absence de réalisme que de l’amputer même de cette dimension-là. La méditation religieuse, donc, peut alors se déployer à partir de prémisses qui sont beaucoup plus valables que les prémisses dont disposait l’homme religieux, au début. C’est pourquoi, du reste, dans la crise de la science et de la religion, tout n’est pas mauvais, car on pourrait dire que des Eglises moins apeurées devant les progrès de la science, et moins défensives devant ce qu’elles croient être des agressions, des Eglises qui sauraient voir les choses d’assez haut et avec assez de sérénité, devraient saluer la science dans sa haute et pleine dignité, et devraient utiliser tout ce que la science apporte pour nourrir la réflexion théologique. Pour tout homme habité par l’inquiétude métaphysique – d’où venons-nous ? où allons-nous ? il y a quand même un mystère, que l’on croie ou que l’on ne croie pas – situer cette inquiétude dans la réalité de ce monde, dans la réalité cosmique, pour déterminer notre place dans cet univers où nous ne sommes rien, et où nous sommes pourtant capables de comprendre que nous ne sommes rien, et de faire entrer l’infini dans nos méditations, cela, c’est une des très grandes vertus de la science.


haut de page

IV) Procès des mauvais usages de la science

Reprenons le procès de la science, qui est en réalité celui des mauvais usages de la science. Il est relativement facile à faire parce qu’on ne le voit que trop. Ces mauvais usages, le premier, c’est lorsque « la science prête complicité aux passions meurtrières des hommes », pour reprendre la formule de Jean Rostand. Les usages guerriers de la science. Dans la mesure où une guerre qui utilise des moyens démesurés peut avoir des conséquences dramatiques pour l’espèce humaine tout entière. On pourrait presque là ressusciter la vieille théologique querelle des guerres justes et injustes. Les Eglises considèrent qu’une guerre est injuste lorsque les armes qu’elle emploie tuent des civils ou ne sont pas appropriées à l’objectif. C’est la fameuse guerre ABC, atomique, bactériologique et chimique. On voit tout ce qu’on peut dire sur un thème aussi dramatique et difficile.

Un certain mauvais usage de la science, c’est quand l’homme détruit son environnement, par la surexploitation et l’épuisement des terres, lorsqu’il vit dans l’artifice, par l’utilisation de colorants, lorsque, inventant des substances plastiques, il les abstrait des cycles biologiques – on a dit par exemple que de nombreuses substances synthétiques ne sont plus biodégradables. Prenez un bas nylon, mettez-le en terre, dans cent ans il sera intact ; il est donc soustrait aux cycles biologiques. C’est grave, quand on sait que la vie récupère tout à cause du drame de la pénurie que j’ai  développé dans d’autres circonstances. De sorte que le domaine de la vie, des matériaux que la vie pourrait utiliser pour se maintenir, se développer et s’exprimer, risque de se réduire comme une peau de chagrin. C’est le gros problème des substances qui ne sont pas biodégradables. C’est une des grandes conséquences de certaines découvertes scientifiques mal utilisées, pour permettre de satisfaire les besoins immédiats des hommes, ou leurs caprices.

On peut parler de ce que Jean Rostand appelle « l’orgie médicamenteuse », c’est-à-dire l’utilisation massive de médicaments, alors qu’elle n’est pas toujours indiquée. Surtout, on peut parler des utilisations de masse de la science, qui peuvent transformer l’homme. Je veux dire cette hypothèse de Muller : si l’on donne des drogues psychotropes solubles dans l’eau à César qui les dissout, et que ces drogues tranquillisent les hommes, voici César régnant sur un troupeau d’esclaves. Or l’idée d’utilisation de masse n’est pas une idée tellement absurde, ce n’est pas de la biologie-fiction, ou de la chimie-fiction, puisqu’on est en train de l’organiser en cas de situation de crise, de violence, en cas de paroxysme, comme le sont les guerres ; c’est entre autres la préparation de la guerre chimique. Il ne faut donc pas exclure a priori l’utilisation de masse comme une sorte de fiction. Il faut la faire entrer dans les prévisions. Il y a donc un très grand chapitre de l’écologie de l’homme, l’homme qui détruit son habitat terrestre avec des mauvaises applications de la science.

(Intervention inaudible de kleinman sur le L.S.D.)Le procès de la science, on pourrait plus gravement l’instruire en disant que certains mauvais usages de la science peuvent détruire physiquement l’espèce, altérer son milieu de vie, transformer l’humain soit par les mutations héréditaires – en modifiant de manière accidentelle le patrimoine génétique, par des agressions chimiques ou nucléaires contre ce qui est notre patrimoine le plus sacré – soit d’une manière consciente – le jour où nous pourrons transformer l’homme avec des acides nucléiques que nous savons désormais utiliser et faire accepter par la cellule. C’est aussi un chapitre fantastique et redoutable, qui pose des problèmes de responsabilité gigantesques parce que, lorsque nous parlons de liberté, nous parlons de responsabilité. Qui dit liberté dit bon usage de la liberté, qui dit bon usage de la liberté dit responsabilité. Qu’on le veuille ou non, on trouve ces problèmes-là. Responsabilité qui du reste se situe à plusieurs niveaux, au niveau immédiat des utilisateurs de la science, c’est-à-dire de chaque humain qui peut aller en pharmacie acheter sa drogue, de chaque cultivateur qui peut utiliser tel engrais, tel insecticide, et polluer, et puis au niveau des sociétés tout entières, et même de l’espèce tout entière, en cas de cataclysme atomique. (changement de face)

L’usage de la science peut transformer l’homme : il peut l’atteindre directement, il peut transformer son milieu, non seulement le milieu physique, biologique, mais aussi le milieu socioculturel. Ça pose le problème de la civilisation. C’est un immense problème, science et civilisation. On peut retrouver tous les grands thèmes de notre civilisation technologique, de notre société de consommation, et des raisons de vivre. Tout dépend de qui va utiliser les découvertes de la science. Est-ce que ces découvertes vont être remises à la société toute-puissante, qui pourra s’en servir éventuellement pour limiter les libertés individuelles ? C’est un problème très grave.

Déjà, pour moi, le problème de la liberté de procréer est remis en question. Il a été remis en question par la pilule, par son utilisation de masse dans les pays sous-développés, il est même remis en question formellement au congrès de Londres de la fondation Ciba sur l’homme et son avenir, où Crick, prix Nobel qui a découvert la structure en double hélice de l’acide nucléique, a dit, dans ces termes : « L’homme n’a plus droit à la procréation. » La procréation était un devoir au temps où la partie de l’espèce n’était pas gagnée sur la terre. Aujourd’hui, elle n’est même plus un droit, parce que la partie de l’espèce est gagnée et que les problèmes posés sont des problèmes sociaux puisque c’est la société qui a la charge des tarés, la charge des hôpitaux, la charge des lois sociales diverses, qui fait qu’elle ne peut pas se permettre d’inviter à la vie des hommes qui n’auraient pas une constitution génétique souhaitable pour une bonne société. Voilà déjà le droit à la procréation fondamentalement menacé, et cette menace formellement exprimée par des hommes de sciences. Du reste nous savons bien que certaines sociétés ont déjà contesté ce droit, au temps d’Hitler, par exemple, qui a stérilisé les fous. Je ne suis pas sûr qu’actuellement, dans la législation suisse, l’aliéné puisse recouvrir sa liberté autrement que par l’acceptation d’une stérilisation volontaire. Cela prouve que dans une société, pour sa propre tranquillité, et dans un pays occidental très civilisé, on peut envisager valablement, puisqu’elle se considérerait en état de légitime défense, de contester le droit à la procréation de certains de ses membres.

Cela pose vraiment d’autres problèmes fondamentaux, qui sont des problèmes de droit –parce que qui dit liberté dit justification de cette liberté, moyens de la préserver, donc organisation sociale rendant possibles ces moyens, donc droit qui soit l’expression de cette organisation sociale. Là c’est fondamental : ce droit, ce n’est pas seulement une formulation ; c’est la théorie du droit qui se trouve posée. Finalement, ce que l’on retrouve dans ce survol des grands problèmes, c’est qu’on débouche sur certains problèmes fondamentaux. Et c’est aussi un des aspects de l’aventure de la science. Aujourd’hui, la science ne permet plus d’éluder les problèmes. Elle pousse les logiques jusqu’à leurs extrémités les plus lointaines. Il n’est plus permis d’éluder le problème de la violence, parce qu’on sait qu’au bout de la violence il y a la destruction physique de l’espèce. Condamner la bombe atomique, c’est demain, condamner le lance-pierre. On ne peut plus éluder les options fondamentales. Finalement, là encore, c’est un affinement, un progrès, qui grandit l’homme et le situe dans la pleine dimension de la liberté. Il n’est plus un être mineur. Il a désormais de tels pouvoirs qu’il doit les regarder en face.

Au terme de cette méditation sur la dialectique de la science et de la liberté, l’on retrouve aussi la dialectique de l’intérêt individuel et de l’intérêt commun, et tous les grands thèmes où l’homme chemine écartelé par des tensions contradictoires – mais au fond, la contradiction habite le cœur de l’homme, l’homme qui est à la fois corps et esprit, vie et mort, libre et déterminé, capable d’infini et voué au néant, individu (avec les exigences d’épanouissement de sa propre personne) et instrument de l’espèce (où il n’est que le porteur de cellules germinales grâce auxquelles l’espèce poursuit son chemin, selon ma formule de Bataillon, sur une route semée des cadavres des individus). […]

La nature de ce thème, et l’audience que vous avez donnée à cette émission, me font dire qu’il faut que ça soit parfait, ou bien il ne faut pas le faire. Parce que ces sujets très ambitieux ne peuvent passer la rampe qu’il s’il n’y a pas de temps morts, de passages à vide, de verbiage… ce qui me donne à penser que je préfèrerais, pour la densité, ne pas faire de détail. Je crois qu’il ne faudrait – c’est une vue très ambitieuse que je ne suis pas sûr de soutenir – qu’un seul homme, soliloque, pour brosser toute la fresque. Il y a plus à donner à penser ainsi qu’en traitant un thème particulier. Je crois que cette vision aura d’autant plus de force qu’elle est proposée globalement. Voilà une première réaction que j’ai, plutôt que faire du détail. C’est toute la condition humaine qu’il faut avoir l’ambition d’embrasser. Comment voulez-vous que je puisse dire « on ne peut plus éluder les problèmes, la science va jusqu’au bout d’une logique » en ne prenant qu’un unique cas particulier ? Ce serait un petit envol estropié. Je vois un peu trop grandiose, mais c’est que notre condition l’est. A la rigueur, on peut imaginer une série de prises de position, mais il faut que ce soit des hommes de tout premier plan. Il faudrait que ce soit le Pape. Etant donné que nous posons les problèmes les plus fondamentaux qui soient, ils ne peuvent être traités par des doublures. Dans la francophonie, il y a quand même des ressources en hommes. Les options, quelles sont-elles ? Ou bien, un thème particulier, dans ce foisonnement proposé, ou bien, une vision globale. Mon sentiment, pour la vigueur : une vision globale, à condition qu’elle soit exprimée en termes forts. Deuxième problème : un soliloque, une méditation poétique ? avec les artifices de la méditation : on doit pouvoir établir un certain climat. Celui qui s’exprime peut ne pas employer des mots violents en élevant le ton. Il peut prendre le ton de la confidence, comme s’il ne se parlait qu’à lui-même. J’imagine qu’il y a là toute une manière d’expression pour que ça passe la rampe et que chacun se trouve directement concerné. Moi c’est vers ça que je pencherais. Ou alors, non plus le soliloque, mais un dialogue. Je vois mal un déjeuner-dialogue, une table ronde, une conférence contradictoire. Ou alors, il faut tout un scénario. C’est presque du théâtre. Il y aurait alors une sorte de solution médiane : un exposé introductif, qui campe le décor. J’imagine assez, puisque c’est science et liberté, que ce soit le scientifique qui ouvre le jeu, ne serait-ce aussi que pour l’impact, parce que la science a un certain prestige auprès des hommes. Il faudrait que ce soient des hommes d’une grande noblesse, non seulement de pensée mais d’expression, pour qu’on ait l’impression presque d’une liturgie. Moi je vois cela comme une sorte de méditation religieuse, dans le sens latin du mot « religare », c’est-à-dire relier les hommes entre eux. Il faut qu’à la fin de l’émission il y ait une sorte de frémissement chez tous ceux qui l’auront entendue, comme une sorte de retour sur eux-mêmes, sur leur condition, leur passé, leur présent, leur avenir, leur destin. Je voudrais presque donner un aspect assez grave à l’ensemble, ni triste ni mortel, mais grave.


haut de page

V) Les périls qui menacent la science

Je voudrais donner un autre aspect sur la question de la société scientifique. On a parlé de la mort de Dieu. On parlera peut-être un jour de la mort de la science. Pourquoi ? C’est le drame propre à la dynamique interne du développement de la science. Il y a eu un rapport anglais très intéressant écrit par Lord Bowden, à la demande du gouvernement, sur les sociétés scientifiques. Il dit que les besoins de la science augmentent selon une croissance exponentielle. Quand on compte le nombre d’hommes de science par année, ça ne cesse d’augmenter. Tous les habitants de la terre, si l’on suit cette croissance exponentielle, seront des scientifiques, y compris les vaches. Il y a donc une croissance qui ne pourra pas durer. Il conclut à la nécessité d’arrêter la science. Je me demande même s’il ne fait pas des rappels bibliques, disant qu’il ne fallait pas mordre aux fruits de l’arbre de la science. Il y a donc cette dynamique de la science qui fait qu’elle dévore de plus en plus d’hommes et qu’elle demande de plus en plus de moyens. Car ses entreprises deviennent de plus en plus coûteuses. Le temps où Lavoisier faisait des découvertes dans sa cuisine est dépassé. Il y a là un problème redoutable : va-t-on polariser toutes les ressources d’une société pour certaines recherches scientifiques ? C’est le problème de la rentabilité de la science. Tout n’est pas toujours rentable. Il y a donc à l’intérieur de la science des facteurs de contradiction.

Enfin, il y a aussi que l’homme reste l’homme, et que si la science méconnaît, par la civilisation qu’elle nous propose, certains aspects fondamentaux de l’homme, elle est une constante de l’humanité. On peut se demander si certains aspects de la révolution de mai ne sont pas des aspects de rejet de la civilisation scientifique, et si certaines de ses conséquences ne vont pas aboutir à la mort de la science. Car, et c’est une idée de Careri, professeur à Rome, avec les modifications de diffusion de connaissances, on ne va plus pouvoir former des hommes de sciences, parce qu’il y a de la part des étudiants un rejet de cette accumulation, devenue intolérable, de connaissances dont on veut charger leurs cerveaux. Est-ce que nous n’arrivons pas à une sorte de limite ? Ca peut paraître scandaleux : la science était tellement assurée de sa croissance indéfinie. Mais, nous autres civilisations, nous savons que nous sommes mortelles. Et, nous autres civilisations scientifiques, peut-être savons-nous aussi que nous sommes mortelles. A titre de pure hypothèse d’école, on pourrait imaginer une ère post-scientifique. Ca me semble très improbable, mais, et c’est un autre aspect de la science, elle devient de plus en plus compliquée. Il faut accumuler de plus en plus de notions, qu’il faut confier à la mémoire des ordinateurs, avec toutes les conséquences que ça va provoquer. Ne va-t-il pas arriver une rupture complète, au bout de la logique extrême du développement de la science, entre l’immense masse des humains et les quelques hommes de sciences, les initiés du temps jadis, des légendes anciennes, qui, seuls, seront capables d’aller plus loin ?

C’est tellement vrai que quand j’ai voulu rapprocher la physique théorique de la biologie, il y avait comme une incommunicabilité. Il peut y avoir les périls qui menacent la science. J’en vois plusieurs. Premièrement, l’asphyxie, par sa propre production, la marée montante des publications, l’impossibilité de faire une bibliographie, le relais nécessaire par les ordinateurs (mais ils ne vont pas pouvoir tout faire, il faudra bien qu’un moment tout cela soit intégré dans un cerveau humain qui en nourrira sa vision propre). Deuxièmement, les moyens de plus en plus grands mobilisé par la science : en hommes (au point que tous les hommes de la terre, y compris les vaches, deviendront des hommes de science dans trente ans), matériels (qui dévorent les sociétés). Troisièmement : la menace de la société totalitaire sur la liberté, pesant sur la liberté des hommes de science. Quatrièmement : la menace que la civilisation que nous propose la science soit une civilisation intolérable, et qu’à un certain moment, les hommes la rejettent. Ça serait grave.

Car l’effort scientifique c’est une ascèse, une conquête sur soi-même. C’est un dernier aspect du sujet. Parfois, je m’inquiète : c’est un tel effort qu’on peut se demander si l’homme pourra toujours soutenir un tel effort, qui est de plus en plus exigeant. Et puis il y a la pesanteur de l’homme. Il va retomber. Peut-être est-il déjà en train de retomber. Les hommes veulent vivre, ils ne veulent pas mourir. Ils veulent profiter de la joie de vivre, du soleil, et non pas passer leur temps dans les laboratoires, dans cette atmosphère tendue. On le voit, du reste : on ne trouve pas beaucoup de joie de vivre aux Etats-Unis, dans cette société plongée dans une production accélérée, dans une recherche constante. C’est la société du drame et du chaos, de la tension nerveuse et de l’infarctus du myocarde.

Finalement, à propos de science et civilisation, il faut poser ce problème : quel type de civilisation voulons-nous ? Certains aspects de l’homme ont-ils été à ce point méconnus qu’un beau jour l’homme va tout rejeter ? Alors, il devient de plus en plus difficile de devenir un scientifique. Si d’autre part, l’accumulation des connaissances devient tellement gigantesque qu’on ne pourra plus former les étudiants, et que les étudiants se révoltent dans le monde entier à cause de cela, alors, où la science va-t-elle recruter ses cerveaux ? Elle ne le peut que parmi les étudiants, et s’ils rejettent ces connaissances trop lourdes dont on veut les charger, où allons-nous les recruter ? Je crains qu’il n’y ait peut-être là encore un facteur limitant. Alors, on débouche sur quelques images anciennes des mythes. Le mythe du rocher de Sisyphe. L’homme pousse son rocher. Il se croit arrivé au sommet, mais le rocher redescend, et l’écrase. Le mythe du Prométhée. Cet homme qui veut changer le monde, qui veut changer la vie, et qui finalement se heurte à des limites inéluctables. Il y a donc à la fois quelque chose de grandiose, de chargé d’espoir dans cette démarche de l’homme scientifique, et peut-être finalement qui se terminera d’une manière désespérée à cause des limites qui seront atteintes.

La mort de la science : c’est moi qui viens d’inventer le mot. C’est un thème très nouveau parce que si on dit ça, ça va faire scandale. Comme le mot « mort de Dieu » a fait scandale. Je vais commettre là un péché de lèse-science. Et là, je sais que beaucoup d’hommes de sciences considéreront comme intolérable une telle hypothèse, de même que beaucoup de croyants considèrent comme intolérable la forte expression de la mort de Dieu, inventée par un théologien suisse.
[…]
Il faut des hommes qui aient le sens du tragique. Et les hommes de science n’ont pas tous, il s’en faut de beaucoup, le sens du tragique. Et il faudrait camper l’homme de science comme un héros tragique, et ça s’accorde assez bien, du reste, avec la sensibilité de notre temps. Mais, un Jacques Monod, par exemple, ne se campe pas du tout comme un héros tragique, alors que peut-être il y a une tragédie de Jacques Monod, mais il ne veut pas en être conscient. Je ne veux pas du tout diminuer Jacques Monod. Mais il se campe au contraire comme un scientifique triomphant, dont la vie est un exemple de glorification de la science, dont la vie est l’œuvre. C’est à la fois rejoindre la sensibilité publique la plus profonde (le scientifique, héros tragique qui participe à la tragédie du monde) et heurter l’image classique qu’on se fait de la science.]
[…]


haut de page

CONCLUSION

Finalement, un des problèmes qui va se poser, est le problème de la politique de la science. C’est un aspect important, c’est aussi un mot important, qui doit s’identifier avec la politique de la vie, et la politique de l’espèce. Il faut définir une politique de la science qui ne soit pas en contradiction avec la politique de la vie, et avec la politique de l’espèce. Pour cela, et là encore ça fait partie des grandes options devant lesquelles, que nous le voulions ou non, la science nous place, puisqu’elle va jusqu’au bout de sa logique, et c’est même une option devenue consciente pour certains gouvernements ; nous pouvons orienter la science dans telle direction ou dans telle autre. Qu’est-ce que nous allons choisir comme politique ? Dans quelle direction allons-nous orienter la science ? Il y a un homme qui s’occupe de cette question. Il m’a fait forte impression. C’est le président de la Commission Scientifique du Canada. Il est francophone. Il s’appelle Gaudry. C’est le recteur de l’Université de Montréal. C’est lui qui est chargé de définir pour le Canada la politique de la science. C’est un homme de très grande classe, de haute stature, manifestement, très respecté au Canada. Quand il m’a parlé de la politique de la science, il m’a donné quelques exemples. Il m’a dit que, quant au blé, nous pourrions trouver des procédés pour que des mêmes plans de blé produisent deux fois plus. On peut améliorer la productivité du blé. Mais voyez les conséquences : le Canada va produire deux fois plus de blé. Il n’a pas l’infrastructure logistique de routes et de canaux pour le transporter, et le blé va pourrir sur place. Rien n’est facile. Nous sommes les propriétaires au Canada, m’a-t-il dit, d’immenses territoires glacés de l’Arctique. Comment va-t-on polariser la science là-dessus, pour l’exploitation des territoires ? Il va falloir tomber d’accord avec les Russes, parce qu’ils sont les seuls à avoir une expérience là-dessus. Cette politique de la science va engager la politique des nations, et ainsi de suite.
[…]
Dans une vision moins tragique ; imaginez une vision de développement heureux de l’humanité qui continue son petit train-train sur cette petite planète. Qu’est-ce qu’on va choisir comme sujets de recherche ? Assez souvent, les options ont été inconscientes. On est frappé de voir à quel point les gouvernements n’ont pas de vision globale des problèmes de leur peuple. Un des signes en est la quantité d’argent, le crédit attribué à chaque domaine de la science. On pourrait faire comparaître le directeur du front national suisse scientifique pour lui dire : faites une statistique, vous avez telle somme d’argent, qu’est-ce que ça représente par rapport au revenu national ? Pour savoir quel est l’effort conscient, concerté, des pouvoirs publics, pour la science de la Suisse, sachant bien que ça ne représente pas l’ensemble des forces suisses puisqu’il y a toutes les industries qui font aussi une recherche importante. Faites-moi la ventilation des crédits. Est-ce que vous allez donner plus à la physique ? Combien à la biologie ? A l’intérieur de la biologie, combien pour le cancer ? combien pour la biologie fondamentale ? pour les recherches appliquées ? Vous avez là comme dans un miroir les options d’une société. Et vous serez alors frappé de voir à quel point ce sont des options de puissance qui sont prises, et pas toujours des options de vie. Des options de prestige, des options de puissance, des options pratiques d’efficacité, le reste venant après.


haut de page