les premiers pas

Pierres blanches

Château de Dampierre

Château de Dampierre

Une des sections du tome I des Documents pour l’Histoire s’intitule « Pierres blanches ». Voici ce qu’en dit Maurice Marois dans son introduction : « Le parcours de l’Institut de la Vie est marqué de pierres blanches. La défense de la vie a inspiré à de beaux esprits des textes qui sont d’importants témoignages. » Dans ce regroupement d’articles figurent quelques uns de ceux qui informaient les lecteurs de la revue Médecine de France que nous reproduisons ici.

 

L’INSTITUT DE LA VIE

François de CLERMONT-TONNERRE et Maurice MAROIS

La revue MEDECINE DE FRANCE est heureuse et honorée de présenter dans ce numéro l’importante création de l’Institut de la Vie. Le Professeur agrégé Maurice Marois et François de Clermont-Tonnerre en exposent le sens et les buts. Jean Rostand et Gabriel Marcel éclairent ensuite certains aspects fondamentaux du haut lieu de pensée et de recherche que se veut être l’Institut de la Vie. Médecine de France publiera d’autres textes essentiels, notamment ceux de MM. Jacques Rueff, René Poirier, et Louis Armand.

François de Clermont Tonnerre

Visite au Pape Paul VI.

La vie ne peut être dissociée de l’évolution de la terre. Même si elle est un phénomène universel, pour nous elle caractérise essentiellement notre planète.
La vie humaine baigne à ce point dans la vie terrestre – et la vie terrestre converge à ce point vers la vie humaine – que nul ne peut rester insensible à leur destin.
L’évolution technique de notre civilisation scientifique met en cause le destin de l’homme. On peut concevoir la vie sans l’homme ; peut-on concevoir la terre sans l’homme, « le dernier support, ce qui a été mis par-dessus le pithécanthrope, sans ce qu’il a apporté d’essentiel, sans le psychisme ? » ; (Louis Armand.)

Pour la première fois, l’homme, cet aboutissement, tient lui-même les clés de son évolution future. L’homme détient désormais le pouvoir d’abolir toute forme supérieure de vie. Il en ressent une confuse inquiétude, et la grandeur de son choix l’obsède.
Il peut en concevoir une issue pessimiste, verser dans le scepticisme, le désabusement.
Ce n’est pourtant pas l’effroi de périr, mais l’ambition de vivre qui a jeté l’homme dans l’exploration de la nature, sur les routes de l’air, à la conquête de l’espace.
Physiciens et philosophes se sont déjà inquiétés des conditions dans lesquelles évolue notre civilisation.

Aujourd’hui, ce sont les biologistes qui sortent de leur tour d’ivoire. Ils ont puisé dans leur science des raisons d’admirer, et de respecter la vie. Ils sont conscients du pouvoir que la science donne aux hommes. Ils désirent exercer leur responsabilité sociale en enseignant à tous la valeur de la vie et l’obligation de la sauvegarder.

Dès lors, aux côtés des ingénieurs occupés à organiser les ressources et les liaisons de la terre, ils veulent grouper avec eux, dans  un haut lieu, d’autres responsables de l’avenir chargés de définir et de propager les buts concrets, de plus en plus élevés, sur lesquels doit dans le futur se concentrer l’effort des activités humaines.

Ce haut lieu, c’est l’Institut de la Vie. Haut lieu de pensée et de recherche, organisme aussi d’action par le moyen de la conscience universelle, haut lieu où serait ouvert le dialogue de la science et des hommes, examinés tous les aspects de notre condition et préparées les réponses aux grandes options biologiques et éthiques devant lesquelles l’humanité se trouve placée. Y sont étroitement associés des hommes de toutes les disciplines de pensée, de tous les types d’activité, de tous les continents.

Ces hommes libérés de toute arrière-pensée politique ou philosophique, de tout préjugé d’origine, de couleur ou de nationalité, veulent analyser la situation dans laquelle la science place l’humanité et prendre la mesure de leurs responsabilités envers l’ensemble des êtres vivants dont ils sont solidaires ou dépendants, et envers le destin de leur propre espèce dont ils sont comptables. Ils chercheront à déterminer, dans les forces qui s’affrontent, les composantes positives et à les faire converger vers une conception commune de l’avenir.

Deux lignes d’action se sont dessinées :
* institutionnaliser, pour lui donner une forme permanente, une réflexion sur la condition de l’homme du XXème siècle considérée sous le triple aspect scientifique, éthique et social ;
* créer des instituions symboles pour sensibiliser les hommes aux valeurs de la vie.
Acte de foi raisonné, optimiste, déterminé et pur de but, tel est l’Institut de la Vie.


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MESSAGE

Jean ROSTAND, De l’Académie Française

Jean Rostand à Ville d’Avray.

Je tiens à m’associer par l’esprit et par le cœur à tous ceux qui, à vos côtés, vont s’appliquer à affermir l’existence et à précise la personne de ce jeune Institut de la Vie, que nous avons vu naître il y a seulement quelques mois, et qui, animé par votre idéalisme lucide, éveille déjà en tout lieu une attention chargée d’espoirs.

Issue d’une conjonction si précieuse et significative qu’elle suffirait à nous rassurer sur son destin, puisqu’en lui s’unissent les biologistes et les anciens combattants , les hommes de curiosité et les homme de sacrifice, ceux qui cherchent à savoir ce que c’est que la vie et ceux qui savent ce que c’est que la mort, ceux qui s’attachent à déchiffrer les secrets du protoplasme et ceux qui  ont ressenti dans leur chair l’urgence de la solidarité humaine, l’Institut de la Vie est appelé, nous n’en doutons pas, à jouer un rôle éminent dans l’évolution de nos collectivité.

Notre ambition de principe, avouons-le, n’est point modeste, puisqu’elle ne vise à rien de moins que voir s’ébaucher en lui cette conscience commune qui, jusqu’ici, manquait aux hommes et qui leur sera de plus en plus nécessaire pour coordonner, au besoin contrôler, les effets matériels et moraux d’un pouvoir sans cesse grandissant.
Mais aussi, plus humblement, nous pensons qu’alors même qu’une si vaste mission lui serait refusée, il aurait encore devant lui la perspective d’une activité sérieuse et féconde.
De toute manière, à partir du moment où quelques hommes avaient conçu l’idée d’un tel Institut de la Vie, ils ne pouvaient que mettre tout en œuvre pour lui faire prendre corps. Il eût été inadmissible qu’un si beau rêve s’étant offert à des intelligences, elles s’y fussent dérobées.

La grandeur féconde de votre projet, nous en percevons l’un de signes dans le fait qu’il a su rallier tout de suite autour de l’idéal qu’il incarne des bonnes volontés qu’on eût pu, de prime abord, juger inconciliables.
Voilà que désormais, grâce à vous, près de vous, elles veulent s’unir et travailler de concert, car elles savent que l’entreprise mérite les sacrifices de leurs désaccords. Je dirai même davantage : elles trouvent une satisfaction de rare saveur à négliger ce qui les sépare, pour ne songer qu’à ce qui les unit.
Qui donc refuserait d’être mobilisé, requis, au service de la Vie, au service de l’Homme ? qui donc, au nom d’une opinion politique, d’une idéologie particulière, d’une doctrine partisane, oserait vous refuser son concours, quand il s’agit de rechercher honnêtement, loyalement, sereinement, les justes moyens de défendre l’homme contre lui-même et l’humain contre les hommes ? Qui ne tiendrait à honneur de s’engager dans une si haute aventure ?
Considérables déjà sont les forces spirituelles qui vous soutiennent. Elles ne cesseront de s’accroître, j’en suis certain, à mesure que s’éclaireront vos desseins, que se dégageront vos objectifs, que se situeront plus précisément les points d’application de vos efforts  , et surtout à mesure que vous aurez fait la preuve de votre désintéressement, de votre probité intellectuelle, de votre souci exclusif de l’humain, de votre entière indépendance à l’égard des puissances matérielles et des pouvoirs établis, de votre courage moral, enfin qui ne devra jamais hésiter à prendre nettement parti, chaque fois que l’exigera l’intérêt bien entendu de votre cause.
… Défendre la vie n’est pas chose facile, même en théorie, et les fondateurs de l’Institut de la Vie savent que leur respect même de la vie souffre de contradictions internes. Car la vie s’entend à travailler contre la vie… Le problème de la surpopulation est l’un  des plus dramatiques, des plus angoissants de l’heure. Faudra-t-il, un jour, en venir à empêcher de naître pour se permettre d’empêcher de mourir ? Quand la science aura fourni les moyens de prolonger la vie de chacun, devra-t-on, aux vieillards sacrifier les enfants à naître, et raréfier les berceaux afin de faire attendre les tombes ?
« Comment vous arrangez-vous, disait Vercors, avec le caractère sacré de la vie humaine ? »
Mais ces difficultés, ces ambiguïtés, ces conflits de scrupules ne sont pas propres aux défenseurs de la vie ; ils sont le lot de tous les idéalismes humains, pour peu qu’ils veuillent passer à l’acte. Est-ce que la liberté, quelquefois, ne fait pas échec à la liberté ? est-ce que la justice ne s’insurge pas contre la justice ?
… Si un groupe d’hommes s’est donné pour mission, en 1962, de défendre la vie humaine, ce n’est nullement qu’ils tiennent la vie pour l’unique valeur digne d’être défendue. Mais il leur semble qu’il y a présentement assez de gens pour mésestimer la vie humaine, pour en méconnaître le prix. Ils pensent que si notre civilisation est théoriquement fondée sur le respect de la vie, elle n’en aboutit pas moins, de par la fatalité de son développement, à des situations de fait qui en sont la plus flagrante négation. C’est délibérément qu’ils choisissent de se faire les avocats opiniâtres de la vie. Leur partialité est voulue, leur sectarisme conscient.

En donnant la priorité aux intérêts de la vie humaine, ceux qui parmi nous sont des biologistes ont le sentiment de rester fidèles à leur vocation profonde. Sachant un peu mieux que la plupart de leurs frères humains ce que représente un être humain, ce que représente l’espèce humaine, comment ne se tiendraient-ils pas pour  électivement et spécifiquement commis à veiller sur cette œuvre maîtresse de la nature qu’est le patrimoine chromosomique de l’Homo sapiens ?

D’un héritage sacré – comme dit Muller, et ce qualificatif, avec ou sans prolongement métaphysique, est le seul qui convienne – ils se sentent comptables envers tous. S’ils manquaient à leur devoir de sauvegarde, ils se sentiraient coupables du délit de non-assistance envers l’avenir.


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AXIOLOGIE ET BIOLOGIE

GABRIEL MARCEL, De l’Académie des Sciences Morales et Politiques

Gabriel Marcel

Gabriel marcel

ll est vain d’espérer mettre sur pied l’Institut de la Vie s’il n’est pas procédé au préalable à une réflexion portant sur les valeurs.
Peut-être pourrait-on placer en exergue d’une telle recherche la profonde remarque de Georg Simmel :

« Vivre, c’est vivre plus – mais aussi plus que vivre. »

Dire que vivre, c’est vivre plus, c’est mettre en lumière l’obstination incoercible avec laquelle ce que nous appelons la vie pousse toujours au-delà de tout état actuellement donné, poursuit, engendre inépuisablement. Cette poussée, qu’il est difficile de ne pas regarder comme aveugle, correspond au fond à la volonté telle que l’a conçue Schopenhauer. Je dis qu’il est difficile de ne pas la regarder comme aveugle, parce que ce n’est pas, me semble-t-il, dans la ligne ou dans la dimension de la poussée en tant que telle que peut surgir la conscience. Je note ici d’ailleurs, comme je l’ai fait bien souvent, que le mot conscience convient ici très mal, parce qu’il semble toujours impliquer ne serait-ce qu’un rudiment de réflexivité. Le mot anglais « awareness » me paraît bien préférable.
Ceci s’éclaire, dans une certaine mesure, si l’on observe que l’idée de dépassement, à laquelle on est obligé d’avoir recours, peut correspondre à deux mouvements très différents l’un de l’autre : la poussée elle-même est bien dépassement, mais, pourrait-on dire, dépassement horizontal : aller de l’avant, continuer, c’est bien dépasser, mais sans changer de niveau. Or lorsque Simmel rappelle que « vivre, c’est aussi plus que vivre » il a en vue quelque chose de tout différent… Le fait que la vie… (mieux vaudrait d’ailleurs dire le vivre) tende vers une organisation ou une structuration, qui est au-delà du processus, dans la mesure même où elle en est l’accomplissement ; or, si l’on peut parler de valeur, il est manifeste que c’est exclusivement en référence à cette seconde espèce de dépassement.
Le professeur Marois, dans son excellent exposé introductif, a déjà insisté avec juste raison sur la précarité de la vie. Et tout indique qu’il y a, pour lui comme pour bien d’autres, une étroite relation entre le précaire et le précieux. Mais ce qui est menacé, aujourd’hui, ce n’est pas la vie considérée comme poussée, ou comme obstination, ce sont les formes dans lesquelles elle s’accomplit et se dépasse ; et cela, d’autant plus que ces formes sont à la fois plus complexes et mieux unifiées, c’est-à-dire plus organisées.

Plusieurs questions liées entre elles doivent, me semble-t-il, être posées ici par le philosophe au biologiste : Ce dernier admet-il, ou peut-il se dispenser d’admettre l’existence d’une hiérarchie des structures ? S’il l’admet, croit-il possible de ne pas introduire ainsi, du même coup, un élément axiologique ? Mais d’autre part, un biologiste ne sera-t-il pas spontanément en défiance contre l’indice de subjectivité qui risque d’affecter cet élément ?
En ce qui me concerne, il me paraît difficile, dans la ligne de recherche qui est la nôtre, de ne pas prendre comme point de départ – ou plus exactement comme axe de référence – les modalités de la vie que nous rencontrons chez l’homme.
Ce qui nous apparaît aujourd’hui comme spécialement menacé, ce sont ces modalités. Il y a d’ailleurs sûrement lieu de faire intervenir, ainsi qu’on l’a fait observer l’autre jour, un certain milieu vital appelé biosphère et en dehors duquel la vie humaine ne saurait subsister.
Mais le point sur lequel je voudrais personnellement attirer l’attention, c’est qu’à partir du moment où nous pensons à la vie humaine, nous sommes, semble-t-il, inévitablement conduits à outrepasser les limites du domaine strictement biologique.
Et ici se vérifie clairement la formule de Simmel. Ne constatons-nous pas, en effet, que la vie humaine se développe non pas seulement ou principalement selon la ligne de poussée horizontale, mais entre des niveaux qui ne peuvent être appréciés, si j’ose dire, qu’axiologiquement ?
C’est une question difficile et, mes semble-t-il, très obscure, que de savoir si le biologiste, en tant que tel – ces mots ont-ils d’ailleurs un sens ? – peut éclairer de façon appréciable ce que j’appellerai le champ axiologique.
En des sens d’ailleurs très différents, Nietzsche d’une part, Bergson et ses successeurs, de l’autre, ont cru à cette possibilité. Il me paraît d’ailleurs évident que cette possibilité est postulée par le projet sur lequel nous avons à réfléchir aujourd’hui.
Pour ma part, je me garderai d’adopter sur ce point une position catégorique. Je m’élèverai seulement contre des affirmations souvent sommaires et aventurées qui ne me semblent pas reposer sur un examen suffisamment précis des notions fondamentales.
Ces considérations peuvent, au premier abord, paraître terriblement abstraites. Mais, en réalité, nous avons à reconnaître que, du fiat du prodigieux développement des techniques qui s’est poursuivi depuis un quart de siècle, des problèmes pratiques entièrement nouveaux, et qui auraient été inimaginables pour nos devanciers, se posent avec un caractère d’urgence tel qu’ils ne peuvent absolument plus être éludés.
Mais il ne suffit plus de savoir si l’on peut exercer telle action transformante sur le vivant qu’est l’être humain. Il faut encore, et avant tout, se demander si cette action est justifiable ou non, désirable ou non, licite ou non ?
Et comme préalable à ces questions particulières, une question surgit qui porte sur la légitimité de ces questions elles-mêmes, et tout spécialement sur le bien ou le mal-fondé de la distinction entre le licite et l’illicite.
Je n’aperçois pas, quant à moi, par quel biais le biologiste comme tel pourrait, je ne dis même pas y répondre, mais la poser. On pourrait prendre ici des exemples aussi divers que les restrictions à la natalité, que la parthénogenèse artificielle, l’insémination artificielle, l’euthanasie, et combien d’autres ?
Je dois pourtant avouer que je ne me satisfais pas de la solution traditionnelle qui consiste à dissocier radicalement la part du biologiste et la part de celui que, jusqu’à une époque récente, on appelait encore couramment le moraliste. Il me paraît difficiles de contester que l’idée traditionnelle du moraliste est aujourd’hui l’objet d’un discrédit presqu’universel, et, avec elle, une certaine façon beaucoup trop dogmatique, beaucoup trop sommaire, de concevoir la normativité.
Celle-ci ne me paraît pas impliquée nécessairement par une axiologie digne de ce nom. J’ai le sentiment – je dois le dire, confus – qu’une coopération doit être tentée  beaucoup plus étroitement qu’elle ne le fut jamais, en raison même de l’urgence à laquelle j’ai fait allusion, entre des modes de réflexion qui s’exercent initialement sur des types d’expériences très divers, mais qui doivent néanmoins se rejoindre, faute de quoi ‘unité de l’homme – et ajouterai-je même, de l’humain dan l’homme – serait non seulement compromise, mais, en fin de compte, définitivement brisée.
Dans cette perspective, c’est cette préoccupation de l’unité qui doit être comme le fil conducteur de notre recherche.

  L’Institut de la Vie est né de la rencontre de biologistes soucieux d’exercer leurs responsabilités sociales et d’une organisation apolitique, la Fédération mondiale des anciens combattants. (N.D.L.R.)

PASSE ET AVENIR DE LA VIE
Science et responsabilité

Maurice MAROIS, Professeur Agrégé à la Faculté de Médecine de Paris

Maurice Marois

Maurice Marois

La révélation écrasante des dimensions de l’univers invite à une méditation morose sur la petitesse de l’homme. Le soleil est situé à 149 millions de kilomètres de la terre. Son volume, un million trois cent mille fois le volume de la terre, est inférieur à un cent milliardième du volume de la galaxie à laquelle il appartient : la voie lactée. La voie lactée est un immense vaisseau d’un diamètre de deux cent mille années-lumière (la vitesse de la lumière est de 300000 kilomètres à la seconde, une année-lumière représente une distance de 9460 milliards de kilomètres). Et la voie lactée charrie cent millions d’étoiles. Or la dimension des étoiles varie entre les naines blanches plus petites que la terre et les géantes rouges d’un diamètre de quatre cent cinquante fois celui du soleil. Dans cette voie lactée, le soleil ne représente qu’un grain de sable par rapport à l’Europe.
Or la voie lactée n’est pas seule. On a compté plusieurs millions de galaxies chacune formée de millions d’étoiles ; ces galaxies sont distantes les unes des autres de deux millions d’années-lumière. Les radiotélescopes permettent de capter les ondes émises par les galaxies à huit milliards d’années-lumière. Les marches extrêmes de l’univers seraient à dix milliards d’années-lumière, soit à 94600 milliards de milliards de kilomètres.
En face de cet univers gigantesque, l’homme est saisi du vertige de l’immense. Il s’interroge sur le sens de la vie et sa première réaction est l’effroi.
« En regardant l’univers muet et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il devient en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi sur une île déserte et effroyable et qui s’éveillerait sans connaître où il est ,sans moyen d’en sortir. Et sur ce, j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. »
A cette méditation de Pascal, répond celle de l’astronome Jeans : « A quoi se réduit la vie ? Tomber comme par erreur dans un univers qui de toute évidence n’était pas fait pour elle ; rester cramponnés à un fragment de grain de sable, jusqu’à ce que le froid de la mort nous ait restitués à la matière brute ; nous pavaner pendant une toute petite heure sur un tout petit théâtre, en sachant très bien que toutes nos aspirations sont condamnées à un échec final et que tout ce que nous avons fait périra avec notre race, laissant l’univers comme si nous n’avions pas existé… L’univers est indifférent ou même hostile à toute espèce de vie », achève Jeans.
Il est vrai qu’aujourd’hui une perspective d’évasion s’offre à l’homme car il peut désormais s’arracher à l’attraction de la terre, tourner en rase-mottes autour d’elle ou gagner la proche banlieue : la lune. Mais le rêve d’évasion de la terre et de colonisation d’autres astres s’évanouit devant la réalité d’un univers inhospitalier pour la vie. Car, la température des géantes rouges est de 3500 degrés. Celle du soleil de 6000 degrés en surface et de 20 millions de degrés en profondeur, celle d’autres étoiles de 23000 degrés. Une étoile sur cent mille ou seulement sur des millions a des chances de posséder des planètes. Et, pour une planète, la chance est très minime de réunir les conditions propices à la vie. Et même si ces planètes existaient, il faudrait encore abolir le temps ou soustraire la vie à son déroulement inexorable pour que l’astronef qui accéderait jusqu’à elle ne dépose pas sur son sol qu’un squelette blanchi.
Quant aux planètes accessibles, même si l’on méconnaît les problèmes que poserait l’implantation de la vie sur leur surface, elles n’offrent à l’homme qu’un intérêt à la mesure de leurs dimensions restreintes : la surface de la lune n’est que le quinzième de la surface de la terre, celle de Mars le quart. Seule Vénus est de la même dimension que la terre, mais elle n’est pas hospitalière.
Ainsi, la terre qui a vu naître l’homme apparaît-elle comme une terre prison. Terre prison dans l’avenir immédiat, terre tombeau lorsqu’elle aura accompli son destin cosmique. Dans deux à six milliards d’années, l’augmentation de la température rendra la vie impossible sur le lobe. Alors, « l’espèce humaine passera comme ont passé les Dinosauriens et les Stégocéphales. Toute vie cessera sur la terre, qui, astre périmé, continuera de tourner sans fin dans les espaces sans bornes. Alors de toute la civilisation humaine ou surhumaine, découvertes, philosophies, idéaux, religions, rien ne subsistera. Et partout soutenue par les mêmes illusions créatrices des mêmes tourments, partout aussi absurde, aussi vaine, aussi nécessairement promise dès le principe à l’échec final et  à la ténèbre infinie ».
Telle est l’admirable méditation de Jean Rostand sur la mort finale promise à l’homme.
Mais avant de céder au vertige de l’absurde, il est temps d’interroger le biologiste sur ce qu’il sait de la vie.

Ce qui frappe, dans le phénomène vivant, c’est la puissance de son mouvement d’organisation et de conquête de la matière. Et, obscurément sans doute, contre l’évidence de la démesure des forces élémentaires et aveugles de la matière, le biologiste croit aux ressources inépuisables et imprévisibles de la vie. Et ses incertitudes ne sont pas des désespoirs.
Nous allons mesurer les dimensions majestueuses de la vie, rechercher la distinction entre le vivant et l’inanimé, découvrir le caractère exceptionnel et improbable de la naissance de la vie, évaluer les limites d’adaptation de la vie menacée et nous  interroger sur la condition de l’homme.

La vie n’a pas été improvisée. Elle vient du fond des âges et elle a évolué, progressé. Voici une page d’histoire ;
Il y a trois milliards et demi d’années la primitive écorce de la terre s’achevait. Dans des sédiments très anciens datant de deux milliards et demi d’années, la présence de carbone organique associé à de la pyrite apparaît comme la première manifestation de la vie. Dans le silex du Canada méridional on a retrouvé des thalles d’algues bleues et de champignons qui datent d’un milliard huit cents millions d’années.
L’étage le plus ancien de l’ère primaire, le cambrien, renferme déjà des fossiles très évolués ; ainsi, au début de l’ère primaire, tous les embranchements du règne animal avaient terminé leur évolution à l’exception des vertébrés.
Nous ne savons pas comment s’est réalisée la différenciation des grands groupes zoologiques, mais nous savons que l’évolution des êtres organisés est un fait historique.
La ligne d’évolution progresse du simple au complexe. Et la paléontologie nous montre cette lente montée de la vie vers les formes supérieures d’organisation. La période archaïque fut le règne des vers, des mollusques, des étoiles de mer ; l’ère primaire (trois cents millions d’années), celui des insectes et des poissons ; l’ère secondaire (cent trente millions d’années), celui des reptiles et des sauriens ; l’ère tertiaire (soixante-dix millions d’années), celui des mammifères et des oiseaux ; l’ère quaternaire (un million d’années, c’est-à-dire seulement dix mille siècles), celui des anthropoïdes. Il y a cent mille ans a surgi l’homme.
Ainsi la vie a été modelée par l’effort de milliers de siècles.
La vie semble attacher du prix à son maintien : pour qu’un seul homme soit conçu, la glande sexuelle mâle produit pour une seule émission de liquide séminal, deux cents à trois cents millions de spermatozoïdes (c’est-à-dire le chiffre de la population d’Europe occidentale) ; dix émissions représentant l’ensemble de la population de la terre. Les ovaires d’une seule femme renferment quatre cent mille ovules, dont quatre cents sont émis à raison d’un tous les vingt-huit jours au cours des trente ans de la vie génitale de la femme.
Des milliards de spermatozoïdes, des centaines de milliers d’ovules, pour que d’un couple aient quelque chance de naître deux ou trois enfants.
Ainsi, la vie dépense sans compter pour survivre.
Au point de vue physico-chimique, la vie est lutte contre la montée de l’entropie, c’est-à-dire contre l’accroissement du désordre de l’infrastructure, désordre qui conduit à l’équilibre thermodynamique final, à la mort.
Considérons enfin l’émouvante opiniâtreté de la vie à persévérer dans l’être. Certaines espèces sont les obscurs témoins des premiers âges. Elles ont traversé les siècles en se reproduisant identiques à elles-mêmes jusqu’à nos jours. Vers quel rendez-vous ? Et voici qu’aujourd’hui l’homme peut se dresser contre cette marche éternelle dont parle Bataillon.
Cette vie au passé fabuleux, et qui s’opiniâtre à persévérer, est animée d’une prodigieuse force d’expansion. Une seule bactérie se divisant dans des conditions de milieu favorables pourrait  en huit jours, par progression géométrique, constituer une masse de matière vivante supérieure à la masse de la terre. La masse de matière actuellement vivante ramenée à une couche uniforme à la surface du globe occuperait une épaisseur théorique de 10 centimètres, les humains représentent l’épaisseur dérisoire de 2/1000 de millimètre.
Telle est l’ampleur, telle est la majesté du mouvement de la vie.

Après avoir ainsi pris les mesures du phénomène vivant, cherchons les différences entre le vivant et l’inerte. Comment distinguer la vie du monde inanimé ?
Les matériaux qui la constituent sont de même nature que ceux du reste de l’univers. L’analyse spectroscopique des astres permet d’identifier les mêmes éléments que ceux observés sur notre terre. Le matériau commun est formé par les constituants de l’atome : proton, neutron, électron. La seule différence avec le reste de l’univers, c’est le degré d’organisation. La vie est une forme supérieure d’organisation de la matière.
Pour s’organiser, la vie devait disposer à l’origine d’atomes stables, c’est-à-dire no radioactifs, et de certaines conditions de température et d’énergie pour la synthèse des grosses molécules. « Si malgré leur énormité et leur splendeur les étoiles n’arrivent pas à pousser la genèse de la matière beaucoup plus loin que la série des atomes, c’est en revanche sur les très obscures planètes et sur elles seules qu’a des chances de se poursuivre la mystérieuse ascension du monde vers les hauts complexes. Un concours de chances scandaleusement fragiles préside à la naissance des êtres les plus précieux et les plus essentiels. Enveloppée de la buée bleue d’oxygène qu’inhale et qu’exhale la vie, la terre flotte exactement à la bonne distance du soleil pour qu’à sa surface les chimismes supérieurs s’accomplissent. Malgré son exiguïté et son isolement, c’est elle qui porte attachés à ses flancs la fortune et l’avenir du monde. » Ainsi s’exprime Teilhard de Chardin qui, dans une extrapolation lyrique au-delà de la science, attribue à ce phénomène de la vie si étonnamment localisé une importance majeure dans l’économie de l’univers.
Concours de chances scandaleusement fragiles, improbabilité de la naissance de la vie, tel est aussi l’enseignement de la physicochimie.
Pour le physicien Niels Bohr, prix Nobel, la vie n’est pas réductible à la physique, car elle se présente comme une extension – par – analogie- de deux principes de la physique moderne : d’incertitude et de complémentarité. Et l’un de ses caractères les plus étonnants est l’improbabilité de ses structures. Il est très frappant de constater par exemple que tous les composés organiques naturels sont doués de pouvoir rotatoire, c’est-à-dire qu’ils dévient la lumière polarisée. Cette manifestation d’asymétrie est actuellement inexplicable et c’est pourquoi il faut admettre,  que, il y a des dizaines de millions d’années, ont été réunies fortuitement les circonstances permettant l’apparition de la première substance douée de pouvoir rotatoire ; cette substance devait être elle-même capable de duplication, c’est-à-dire d’autoreproduction.
Ainsi, ce sont les considérations physicochimiques qui font attribuer à la vie un caractère improbable dont les conditions d’éclosion ont été réunies une seule fois.
L’hypothèse d’un événement unique à l’origine de la vie est encore soutenue par la constatation de l’unité du monde vivant : unité de structure, unité des mécanismes de maintien et de propagation. Les degrés d’organisation sont différents, mais les processus fondamentaux sont communs. Le microscope électronique a révélé l’unité de structure des organites contenus dans le protoplasme. Tous les êtres vivants sont formés de cellules isolées ou assemblées. Il n’y a pas de vie sans cellule. Or, dans toutes les cellules, des bactéries jusqu’aux végétaux et aux hommes, on retrouve les mêmes éléments : un cytoplasme fondamental, des mitochondries et des chromosomes. La cellule des deux règnes, végétal et animal, obéit aux mêmes lois lorsqu’elle se divise. Des acides nucléiques construits selon le même schéma constituent les chromosomes des plantes et des animaux. Les phénomènes de la sexualité dans les espèces supérieures végétales ou animales sont les mêmes : réduction chromatique, c’est-à-dire division par deux du nombre de chromosomes, puis fécondation réalisant la fusion des deux demi-cellules germinales et assurant, ainsi, la constance du nombre des chromosomes caractéristique d’une espèce. Il n’est pas jusqu’aux bactéries qui ne manifestent de sexualité : au moment de l’accouplement, on assiste à l’injection d’acide nucléique d’une bactérie dans l’autre.les pigments respiratoires sont construits selon le même schéma de la chlorophylle à l’hémoglobine. Et c’est la même hormone qui commande le chant du coq, la parade nuptiale du poisson et les manifestations de la sexualité chez l’homme.
Cette notion d’unité doit être complétée par celle d’interdépendance du monde vivant. Double interdépendances sur le plan de son évolution puisque, historiquement, les formes supérieures procèdent des formes inférieures, interdépendance sur le plan de son maintien car le règne animal dépend totalement du règne végétal : grâce à l’assimilation chlorophyllienne, celui-ci apporte les matières organiques qu’il ne sait pas synthétiser. Un autre aspect de l’interdépendance est l’étrange équilibre dynamique de la terreur entre les espèces qui se dévorent entre elles pour survivre.
Nous avons vu peu à peu se dégager la distinction entre le vivant et l’inerte. En un mot, la matière vivante constitue des unités autonomes d’organisation, capables de se reproduire identiques à elles-mêmes. Il est temps de décrire les éléments essentiels qui organisent cette matière et qui, doués de continuité génétique, se reproduisent. Ces éléments sont les acides désoxyribonucléiques, constituants des chromosomes. Ces acides sont des assemblages selon une architecture en double hélice, de molécules formées d’un sucre, d’un acide : l’acide phosphorique, et de bases. Il existe autant de dispositions particulières de ces acides nucléiques que d’espèces animales ou végétales. C’est dire que le nombre de dispositions possibles est fabuleusement élevé. Il est vraisemblable que, pour employer le langage cybernétique, le volume des chromosomes est suffisant pour renfermer toute l’information nécessaire à l’édification d’un organisme. Les acides nucléiques constituent des codes de quatre chiffres et des alphabets de vingt lettres. Les possibilités de transfert d’information par de tels moyens sont considérables. Par exemple, une chaîne de neuf acides aminés, pris successivement dans la vingtaine de ceux que nous connaissons, peut se présenter sous forme de cinq cent douze milliards de structures différentes. Avec cet alphabet la vie compose, défait et recompose à l’infini ce monde de formes d’une inépuisable richesse.
Et voici que l’homme à son tour pourra bientôt utiliser cet alphabet. Récemment, il a été possible de faire la synthèse, c’est-à-dire de fabriquer au laboratoire, des acides nucléiques, grâce à des enzymes extraites de micro-organismes.
Si l’on rapproche ces travaux de ceux de Frenkel-Conrat qui, en assemblant un acide nucléique et une protéine reconstitue des virus artificiels, on voit que nous sommes tout près de la synthèse de la matière vivante. Corrigeons cette notion par deux restrictions : la première, c’est que nous ne savons pas synthétiser les enzymes qu’il a fallu emprunter aux micro-organismes, la seconde est que les virus ne sont pas des organismes complets : ils  ne se reproduisent qu’en parasitant une cellule vivante. En dehors de la cellule, ils sont des composés chimiques inanimés dépourvus d’autonomie.
Pour achever cette description des relations entre la vie et la matière, il nous faut bien rappeler que l’incessant échange entre l’inanimé et le vivant se fait dans les deux sens. A chaque instant, la mort fait équilibre à la vie et nous savons bien que chaque battement de notre cœur scande la marche vers notre mort. La vie est, selon l’expression de Goethe, « la durée dans le changement » et selon l’image d’Héraclite « le fleuve toujours changeant dans ses vagues mais éternel dans son cours ». Mais la mort donne à la vie de nouvelles chances pour de nouveaux essais. La vie recommence à chaque nouvelle naissance. Neuve est la vie pour chaque être qui naît et neuf son élan. Chaque être qui naît est le matin du monde.
La vie se fraie son chemin à travers la matière. La menace surgit à chaque pas. A la menace répond l’adaptation.
Je ne décrirai pas, parce qu’ils sont trop connus, les magnifiques procédés que la nature a trouvés pour adapter les organismes à leur milieu et les organes à leur fonction. Je n’évoquerai pas la finalité interne  – notion aujourd’hui unanimement acceptée par les biologistes, au-delà des querelles du finalisme et du déterminisme – et qui fait qu’un œil voit, qu’un poumon respire et que le rein excrète. Je n’évoquerai pas davantage les extraordinaires exemples de convergence de l’évolution où l’on assiste à la formation d’organes construits selon le même type d’organisation, formation empruntant des itinéraires différents chez des espèces très éloignées : je pense à la ressemblance entre l’œil des mollusques et l’œil des vertébrés. Je ne décrirai pas l’étonnante précision des régulations hormonales et nerveuses. Plutôt que sur ces triomphes exemplaires, je eux mettre l’accent sur les menaces qui pèsent sur ses formes supérieures.
Lorsque les conditions de milieu varient, la vie s’adapte.
Voici d’abord quelques exemples d’adaptation aux variations chimiques. L’adaptation des cellules vivantes aux substances étrangères à sa constitution, aux poisons, est un phénomène biologique remarquable. Les insectes opposent des armes diverses à l’agression de insecticides : ils ferment leurs stigmates respiratoires et ils empêchent ainsi la pénétration du poison, ou bien ils imaginent des processus chimiques nouveaux pour transformer le poison en un produit inoffensif. Les microbes mènent aussi leur combat contre les antibiotiques : ils modifient leur perméabilité cellulaire, ils inventent des systèmes enzymatiques capables d’inactiver les produits toxiques, par exemple la pénicillinase contre la pénicilline. Ces enzymes portent le nom d’enzymes d’adaptation, et ils sont une des manifestations de la plasticité de la vie. Enfin, sous l’action de la pénicilline, on a vu certaines bactéries changer de forme, elles deviennent toutes petites, on les dit invisibles et elles sont capables de traverser les filtres les plus fins.
Les facultés de résistance ont des limites et les espèces incapables d’adaptation disparaissent. Ainsi s’opère une véritable sélection qui laisse le champ libre aux espèces les mieux armées. Un double enseignement se dégage de ces faits : plasticité de la vie qui s’adapte entre certaines limites, disparition des espèces fragiles.
Envisageons maintenant les variations des conditions physiques du milieu.
De nombreux végétaux y répondent en produisant des organes de résistance : graines, œufs, spores, jusqu’au retour de conditions meilleures.
Voici  de petits animaux vivant dans les mousses et les lichens : les rotifères, les nématodes, les tardigrades. Desséchons leur milieu, ils suspendent leur vie pendant de nombreuses années s’il le faut. On peut alors les plonger dans l’air liquide à -189°, dans l’hydrogène liquide à -254°, ou au voisinage du 0 absolu, à -272°. Au dégel, les phénomènes physicochimiques de la vie reprennent. Et il se peut qu’il existe des germes ou des organismes sous le pôle sud sous une épaisseur de plusieurs milliers de mètres. Ces organismes ensevelis par les cataclysmes géologiques attendent, avec la patience millénaire de la vie, les conditions de leur reviviscence.
Les organismes supérieurs ne disposent pas de telles possibilités d’adaptation. La marge de résistance est beaucoup plus étroite pour les êtres supérieurs que pour les êtres unicellulaires. La rançon de l’organisation est une plus grande fragilité.
Ouvrons enfin le chapitre de l’action des rayonnements atomiques sur la matière vivante. L’énigme fondamentale de la radiobiologie est l’énorme disproportion entre l’infime quantité d’énergie libérée par les rayonnements  et l’importance de l’effet produit. En voici une illustration : la dose de 600 roentgens suffit à tuer un homme. Or cette dose correspond à une absorption d’énergie de 60000 ergs soit la millième partie que notre organisme consomme en une seconde. Mais la disproportion est encore plus grande si l’on envisage  le dommage génétique : 10 roentgens par génération suffisent à doubler le taux des mutations chez l’homme. Cette quantité est plusieurs centaines de milliers de fois plus petite que l’énergie dépensée par le corps humain en une seconde.
Tel est le premier enseignement de la radiobiologie. Il montre en particulier que le patrimoine génétique est plus menacé que l’individu qui en est dépositaire. Les cellules de la reproduction sont, selon l’expression de Muller, notre patrimoine le plus sacré. Les acides nucléiques qui le constituent contiennent la promesse de l’espèce. Or c’est essentiellement sur eux que s’exerce la colère de la matière. Si l’on me demandait ce que l’homme doit sauvegarder d’abord, je ne dirais pas seulement les monuments du désert de Nubie, le Parthénon et la Chapelle Sixtine, mais ces quelques acides nucléiques qui dans nos cellules germinales assurent d’âge en âge la propagation de notre espèce. Les acides nucléiques sont aussi vulnérables aux agressions chimiques. Tôt ou tard s’imposera à l’humanité  le sentiment de sa responsabilité biologique pour assurer l’intégrité de ce matériel génétique.
Le second enseignement de la radiobiologie est celui de la différence de la radiosensibilité de la matière vivante selon son degré d’organisation : 600 roentgens pour tuer un homme ; des centaines de milliers de roentgens pour tuer une cellule isolée ; et bien davantage encore pour détruire certains constituants de la cellule. Ainsi, plus on monte dans l’échelle de l’organisation, plus la vie devient fragile. La rançon de l’organisation est une plus grande fragilité, telle est l’obsédante leçon de la biologie. En cas de cataclysme atomique, toute vie ne disparaîtra pas de la terre, mais seulement sa forme supérieure. Après l’épreuve, la vie se fraiera un nouveau chemin dans de nouvelles conditions de milieu ver s un nouvel avenir. Mais l’effort de millions de siècles sera perdu.
La vie est précieuse. La vie est fragile. Amis la vie se défend. Voici une première expérience : une irradiation unique de 600 à 700 roentgens tue une souris. Mais en fractionnant les doses, nous pouvons atteindre une dose dix fois plus forte sans tuer. Entre deux irradiations successives, l’organisme a pu  entreprendre des processus de réparation ou mettre en œuvre un système de défense. Deuxième expérience dite de parabiose. Elle consiste à réaliser expérimentalement des siamois en cousant par le flanc deux animaux ensemble. Ce procédé permet d’obtenir des circulations croisées. Administrons à un rat une dose de rayons X qui tue en dix jours. Il suffit pour le sauver de lui adjoindre, pendant quatre jours, du sixième au dixième jour après l’irradiation, un rat normal. Troisième expérience. Il est possible de faire survivre une souris irradiée en lui injectant de la moelle osseuse de rat. Cette moelle va fabriquer des globules rouges de rat, et il est extraordinaire de voir ainsi vivre des souris grâce aux cellules de rat qui circulent dans leur sang. Le rêve des anciens, le rêve grec de la chimère est réalisé. Quatrième expérience. Voici une amibe : nous l’irradions. Elle est condamnée à mort. Avec une micropipette, injectons dans son cytoplasme un fragment d’une amibe saine : elle est sauvée. La vie est allée au secours de la vie. L’espoir apparaît aussi de conjurer l’apparition d’une conséquence lointaine d’une irradiation faible : le cancer. Chez certaines races de souris, l’irradiation provoque dans un délai de quelques mois une leucémie. Administrons après l’irradiation certaines hormones, telles la cortisone ou la testostérone : le pourcentage d’apparition des leucémies est considérablement diminué.
Ainsi, la vie, si précieuse, si fragile, se défend.
Je crois que la vie est jeune. Nous sommes ses dépositaires temporaires. Nous sommes un moment de son histoire. Une mission millénaire nous est confiée : celle de la perpétuer. Nous avons conquis un pouvoir nouveau : celui d’en abolir les formes supérieures radiosensibles. Au sommet de l’évolution, l’homme détient aujourd’hui le moyen d’interrompre le fi de son destin. Dépassons les perspectives d’une nation ou d’une génération : ce pouvoir de suicide collectif, c’est l’héritage que notre génération lègue  à nos descendants et qui fait désormais partie de la condition humaine.
Condition ou position de l’homme, tel est l’ultime aspect du phénomène vivant.
A la suite d’un écart de faible amplitude à l’intérieur du groupe des primates, l’homme surgit grâce à l’apparition simultanée d’un ensemble de caractères : acquisition de la station droite, libération de la main qui n’est plus affectée à la locomotion, apparition du langage articulé, développement du cerveau. C’est sur le cerveau que nous devrions le plus longtemps arrêter notre regard, car il caractérise l’homme. Il faudrait évoquer ici les travaux portant sur le système nerveux central, substratum de l’esprit. Un immense labeur a augmenté notre connaissance de l’anatomie microscopique de ce système nerveux, de sa chimie, de sa physiologie, explorée avec les méthodes les plus fines – je pense en particulier aux microélectrodes permettant d’interroger une seule cellule nerveuse. Notre cerveau est formé de dix milliards de cellule nerveuses, dont les interrelations se chiffrent par centaines de milliards. Des théories empruntées à la cybernétique ont tenté d’expliquer comment nos structures nerveuses ont des idées. Ces théories n’apportant qu’une vision partielle  des phénomènes. A la fin d’une longue vie consacrée à la physiologie du système nerveux, Sherrington, en 1950, déplairait : « Aristote, il y a 2000 ans, se demandait comment l’esprit est lié au corps, nous  nous posons toujours cette question. » Impuissance actuelle de la science, impuissance peut-être provisoire de l’esprit à se saisir lui-même. Déception sans doute, mais aussi admiration, car l’état d’âme du neurophysiologiste et du psychiatre qui interrogent les mécanismes du système nerveux central et de l’esprit est bien l’admiration. Et même si cette attitude déborde la froide objectivité scientifique, l’évocation m’en sera permise dans cet exposé qui se veut témoignage. Voici ce qu’en juin 1961 écrit le grand neurologue français TH. Alajouanine : « Un rigoureux, précis et miraculeusement efficient automatisme que survole un esprit libre et conscient, voilà l’homme et son système nerveux : libre à chacun de s’extasier surtout sur l’automate fragile, mais merveilleusement gouverné, ou de retenir surtout la magnifique et somptueuse superstructure mentale. Il n’est rien de l’un sans l’autre… Il y a bien dans l’homme un robot auquel il est asservi, mais par lequel il est servi. Mais il y a plus. Ce robot, un esprit lui permet de le transcender… » Ainsi s’exprime le neurologue. Transcendance ou immanence de l’esprit ? Éternelle querelle pour laquelle les données actuelles de la biologie n’apportent aucune lumière.
Ce qui caractérise l’espèce humaine, c’est la particularité d’adapter le lieu à soi-même plutôt que de s’adapter au milieu. L’homo faber compense ses infériorités manifestes par rapport à d’autres espèces, en prolongeant les moyens dont la nature l’a doté pour d’autres moyens qu’il se construit. Et son pouvoir a grandi sans mesure. L’homme prolonge par la science l’élan conquérant de la vie. Par la science, l’homme intervient dans sa propre histoire. Nous évoquions au début de cet exposé la terre tombeau, à la fin du destin cosmique de notre planète. Mais bien avant cette perspective lointaine, dès demain, la conséquence prévisible des victoires des sciences biologiques et médicales, je veux dire l’expansion foudroyante du protoplasme humain, moisera à l’homme des problèmes biologiques graves.
Car l’humanité explose sur elle-même. Quatre mille ans avant Jésus-Christ, l’humanité comptait moins de dix millions d’hommes, cent millions à la naissance du Christ, un milliard en 1830, deux milliards en 1930, deux milliards cinq cent millions en 1950, trois milliards en 1960. La population du globe augmente actuellement de cinquante millions par ans. En l’an 2000, elle atteindra six à sept milliards d’hommes. Si ce rythme de croissance se maintient, le nombre des humains sera dans trois siècles de sept cents milliards. Ce serait la densité de la ville de New-York sur les 7 milliard d’hectares habitables de la surface terrestre. Ainsi, le pullulement des hommes conduit sur cette terre prison à une société concentrationnaire. L’expansion démographique va aboutir très rapidement à une saturation humaine de la terre et l’on peut imaginer le spectacle qu’offrira cet énorme groupe humain fermé sur lui-même. Une autorégulation des naissances interviendra inéluctablement et la société en expansion que nous connaissons fera place à une société stable réduite à une seule communauté soumise au même destin et aux mêmes périls, dans un décor terrestre uniformisé.
Nous mesurons l’ampleur des problèmes que devront résoudre les prochaines générations. Il leur faudra conjurer les dangers d’une civilisation de masse, d’une organisation totalitaire des sociétés, de l’engourdissement de l’esprit qui ne sera plus stimulé par l’aiguillon de la nécessité, du marasme d’une société de travailleurs sans travail. A moins que, selon l’hypothèse optimiste, la science n’assure l’avènement d’un nouvel âge d’or d’où seront bannies les antiques fatalités du travail, de l’ignorance, de la faim, de la maladie et de la sénescence, où la diffusion de la culture, grâce aux techniques électroniques, sera universelle, un âge libéré des servitudes mêmes de l’âge technique, grâce à l’automation, un âge marqué par la disponibilité d’une masse innombrable d’hommes pour l’essor sans frein de l’esprit créateur, esprit lui-même libéré des opérations subalternes désormais  confiées aux cerveaux électroniques.
Notre génération porte le fardeau de la métamorphose et une certaine responsabilité de l’avenir humain. Car nous vivons la période critique, entre deux cultures, entre deux mondes. La révolution est le signe de notre temps. Sa force motrice est la science dont l’élan est irrésistible et irréversible. Elle place l’homme dès aujourd’hui entre l’explosion de l’atome et l’expansion du protoplasme.  Et elle lui donne un pouvoir sans mesure, dont aucune sagesse nouvelle ne vient régler l’usage.
Cette terre est désormais son royaume, et sa volonté démiurgique lui fait construire de ses mains un univers artificiel : matières plastiques plus résistantes que l’acier, plus durables que la pierre ou le bois, plus chatoyantes que la soie. Hormones artificielles de synthèse d’action plus sélective que les hormones naturelles et bientôt protoplasme humain asservi. Le hasard et le risque seront abolis. Marche de l’humanité vers une forme de vie de plus en plus soumise à une implacable planification, vers un univers qui ne laissera plus de place au poète. Et déjà s’élève la plainte de Saint-John Perse : « le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme intemporel ; au poète indivis d’attester la double vocation de l’homme. La lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d’argile se souvient l’homme. Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de son temps. »
La terre connaît la soumission du monde vivant et matériel à la volonté de l’homme. Jadis les cataclysmes géologiques firent disparaître les espèces. L’homme peut désormais provoquer des cataclysmes de mêmes dimensions. Il arrache la forêt de la surface de la terre et il lui substitue des déserts. Il supprime des biotopes millénaires où des espèces s’étaient maintenues dans des conditions de milieu qu’il bouleverse. Il provoque l’extinction d’espèces animales et jusque de certaines races humaines. Il compromet dès aujourd’hui sa propre descendance par les dommages génétiques qu’il inflige aux chromosomes de ses cellules germinales. Il  peut, par l’explosion de l’atome, abolir toute forme supérieure de vie sur la terre.
Face aux optimistes prophètes de l’âge d’or, nous pensons que, dès aujourd’hui, le grave l’unique problème, est l’articulation de la science et de  la liberté.
Déroute de l’anthropocentrisme naïf selon lequel le monde est un décor, la vie végétale et animale une figuration autour de l’homme souverain, but  dernier de l’univers. Précarité de l’anthropocentrisme, car la vie continuera sans l’homme. Triomphe de l’anthropocentrisme, car l’univers n’est pas fait pour l’homme mais l’homme peut se l’approprier.
Mais la tension naît, mais le drame éclate à cause de l’écart entre la surabondance des potentialités et la pénurie des moyens. Le temps de notre vie est trop court pour l’accomplissement et l’épanouissement de tous les possibles que nous portons en nous. L’espace terrestre devient trop étroit pour notre nombre. La matière première devient insuffisante pour l’édification et le maintien de notre protoplasme. Une biologie des limites devra s’établir à l’extrême marche du possible. Limites des conditions de milieu pour la vie, limites de la liberté. Dans l’un et l’autre cas, la sanction de leur transgression est la mort.

Nous autre, espèce humaine, savons désormais que nous sommes limitée, car nous atteindrons dans quelques siècles à une saturation humaine de la terre. Nous autre, espèce humaine, savons désormais que nous sommes mortels et d’une mort que nous pouvons nous donner.
Tels sont les grands faits nouveaux pour la conscience d’espèce. Ainsi, en face de la prodigieuse force d’expansion de la vie, de son opiniâtreté à persévérer, se dressent des obstacles et des menaces : obstacles sans remède, la limite et la mort ; menaces que nous pouvons conjurer, celles où l’homme apparaît à lui-même comme son propre ennemi.

Et des problèmes nouveaux se posent à notre liberté :
1° Devons-nous retarder l’avènement d’un monde surpeuplé, car nous détenons aujourd’hui l’arme absolue contre l’ovule, ou faut-il aménager notre planète en estimant que tant que la terre pourra nourrir un homme de plus il faut l’appeler à la vie ;
2°  L’aventure humaine doit-elle être poursuivie, car elle peut être interrompue par volonté délibérée ou par accident.
Telles sont les grandes options biologiques et éthiques devant lesquelles l’humanité se trouve placée.

Le biologiste, dont l’objet est la vie, mesure les problèmes qui se posent à sa propre discipline et aux millions d’hommes dont il est solidaire. Et il s’interroge sur le choix des formes de son action. Car  pour l’homme de science, toute pensée se traduit en principes d’action. L’homme de science n’aime pas susciter l’angoisse et la cultiver. Il résout par l’action les interrogations de son tourment. La science est mouvement. Elle est fuite optimiste et conquérante en avant. Deux problèmes immédiats se posent à la science : celui de l’orientation des recherches futures et celui du bon usage des découvertes scientifiques.
L’orientation des recherches futures doit assurer un développement  équilibré des diverses disciplines, et mettre l’accent sur la biologie, science de la vie. Le problème du bon usage des découvertes scientifiques dépasse infiniment le savant. C’est un problème de conscience universelle. Cette conscience s’est manifestée mais d’une manière trop fragmentaire. Comment s’en étonner alors que l’âge scientifique est un âge nouveau, si nouveau que selon Oppenheimer, « neuf dixièmes des hommes de science que l’humanité ait jamais connus sont encore vivants ». Comment s’en étonner enfin, alors que les hommes de science sont des hommes seuls. Seuls sinon par goût, du moins par profession : car à partir d’un certain degré de recherche, ils cherchent et ils trouvent seuls, de même que, selon la phrase terrible de Pascal, l’homme meurt seul.
Et c’est une situation toute nouvelle pour eux que de sortir de leurs laboratoires pour assumer leur responsabilité sociale de savants.
Au-delà de l’orientation des recherches futures et du bon usage des découvertes scientifiques, ce qui m’apparaît en question, c’est la défense et l’illustration de l’homme. Cette défense et cette illustration concernent tous les hommes. Elle est l’affaire de tous. Elle est notre grande tâche commune. Mais peut-être la biologie a-t-elle sa mission propre dans cette vaste entreprise. Certes, la biologie ne se posera pas en adversaire de la physique. Science physique de la matière et science biologique de la matière vivante sont l’une et l’autre l’œuvre de l’homme. L’une et l’autre sont l’aventure de la connaissance. Le  pouvoir que donne aux hommes la biologie est comme celui de toutes les sciences : ambigu, pouvoir de lumière et pouvoir de ténèbres. Et il a tenu seulement au hasard de l’histoire qu’à la terreur de l’atome n’ait répondu la contre terreur du virus, qu’à la guerre atomique n’ait répondu la guerre bactériologique. La biologie ne saurait s’ériger en guide suprême de l’humanité. Elle ne sécrète ni philosophe, ni morale. Et il est essentiel qu’elle connaisse ses limites et ne sorte pas de son rôle. Mais elle seule peut et doit définir les conditions et les moyens de la sauvegarde de la vie. Sa première tâche assurée, la biologie peut soumettre à l’appréciation des hommes quelques éléments de jugement sur le prix de la  vie, car le problème de la valeur de la vie se trouve posé inéluctablement. Elle peut apporter encore d’autres éléments de base, s’il est vrai qu’un minimum de connaissance et d’intelligence biologiques est indispensable à un humanisme. Mais l’ambition de la biologie pourrait être plus vaste encore : la vie est notre bien commun, hommes de science, hommes d’action hommes de la rue. Et parce qu’elle est notre bien commun, elle nous invite à l’unité. Tout réflexion sur ce thème rend possibles des rencontres exceptionnelles. Nous vivons dans un monde unique, où les barrières de la distance, des frontières s’abolissent. Mais de nouvelles frontières s’élèvent entre les hommes, à cause du mouvement de diversification de chaque domaine d’activité et de recherche. A cette atomisation de l’homme doit répondre un effort d’intégration et de synthèse. Pour cet effort, les sciences de la vie peuvent inviter toutes les disciplines à une entreprise concertée d’affirmation de valeurs, de promotion et de salut.
[…] Dès aujourd’hui, une association légalement constituée existe à Paris. […] Dès aujourd’hui nous sommes une étrange cohorte d’hommes de l’abstrait et d’hommes du concret, et notre institution est un creuset où se fondent  en un étonnant alliage les expériences les plus différentes et parfois les plus contraires, les philosophies les plus éloignées.
Nous voulons édifier une structure d’accueil pour une libre méditation sur notre condition. Mais le rassemblement des hommes de pensée ne suffira pas à notre propos. Ces hommes peuvent seulement dresser  le bilan des menaces et suggérer des solutions. C’est dans l’instinct de survie des hommes que l’Institut de la Vie puisera ses forces vives.
Notre tâche :

Ouvrir le dialogue de la science et des hommes, éveiller davantage encore les consciences scientifiques à leurs responsabilités.

Éveiller les consciences des hommes au respect  et à l’amour de la vie.

MESSAGE A L’INSTITUT DE LA VIE

André MAUROIS
De l’Académie Française

André Maurois

André Maurois

« Celui qui augmente sa science augmente-t-il sa douleur ? » La science n’amène fatalement ni douleur ni bonheur. Elle apporte à l’homme des recettes, des forces, des hypothèses. A lui d’en tirer le meilleur parti pour l’espèce humaine.
Considérons par exemple la physique nucléaire. Elle peut amener la destruction totale ou partielle de l’espèce humaine, dans de grandes souffrances. Les industries, les laboratoires, les œuvres d’art disparaîtraient. On reviendrait à une vie primitive et il faudrait lentement, au cours des millénaires, reconstruire la civilisation. Les hommes, peu à peu, réinventeraient la physique, retrouveraient le secret de la bombe atomique, et, après mille ou dix mille ans, tout recommencerait. Une nouvelle guerre nucléaire éclaterait et cela continuerait ainsi pendant les siècles des siècles. C’est le mythe de Sisyphe.
Mais on peut imaginer aussi que la crainte, un certain bon sens, des hommes d’Etat intelligents arrivent à empêcher une troisième guerre mondiale. Alors les progrès de la science amèneraient sur toute la planète une économie d’abondance t un temps paradisiaque où les biens de toute nature seraient à la disposition de tous les hommes. Voilà de  beaux rêves, mais il est utile de les faire, ne serai-ce que pour ne pas perdre tout espoir.
Le savant pourrait dire : «  Je vous apporte, dans ce cyclotron, la paix ou la guerre. Choisissez. » Le corbeau, chez les Anciens, passait pour porter malheur, mais le philosophe disait : « C’est du bonheur, si tu veux, que le corbeau t’apporte. »
Que sera l’avenir de la science ? L’important est de répéter qu’il dépend de l’humanité. Entre la destruction stupide et la coopération heureuse, elle a encore le choix. Plus longtemps. « Est-il si tôt trop tard ? »demande un héros de Montherlant. Non, il n’est pas trop tard, mais voici la minute de vérité où nous aiguillerons notre science vers la douleur ou le bonheur.


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POUR  L’INSTITUT DE LA VIE

Louis ARMAND
De l’Académie des Sciences Morales et Politiques

Mission nouvelle de la biologie

Louis Armand

Louis Armand

Étudier le problème du maintien et du développement de la vie apparaît comme un devoir de notre temps.
Pourquoi ne pas prendre comme base la biologie, même si nous estimons que ce n’est peut-être pas en termes biologiques que le problème devrait être posé d’une façon générale ? Mais, comme nous ne savons pas le poser, autant choisir la  biologie. Cette base de départ est très supérieure à la physique et à la géométrie.
Quand, à l’aube de la médecine, des hommes se sont occupés du corps humain, ils n’auraient pu préciser les contours du domaine qu’ils osaient aborder. Cependant, ils ont eu grand mérite à le faire.

Menaces sur la vie

L’homme ne peut pas être séparé du reste de la vie, non seulement de la chaîne biologique, mais de tout ce qui l’entoure, de tout ce par quoi il vit, de la biosphère. Ce  qu’il faut défendre, c’est la symbiose dans laquelle vit l’homme.
Je crains autant que le risque atomique l’absence d’eau potable, l’absence d’eau en général, même dans un pays comme la France, dans vint-cinq ans. Je redoute aussi la pollution de l’atmosphère : elle est peut-être plus grave qu’on ne le croit ; il n’est pas certain que la santé des jeunes générations élevées au niveau d’un pot d’échappement ne soit pas compromise.

Respect de la vie et culture biologique

Que la biologie fasse partie de la culture, tel est l’un des premiers objectifs de notre action. Il faudrait que toute personne qui termine ses études secondaires –soit un Français sur deux, dans quelques années – ait le respect de la vie grâce à la biologie.
La classe de 3e est peut-être bien choisie : dix ou onze ans pour les mathématiques et la physique, treize ou quatorze ans pour la biologie, mais pas plus tard. Et, en tout cas, pas d’étudiants qui apprennent l’histoire naturelle en classe de philosophie, pour la dédaigner, malgré les progrès qu’elle a faits.

Priorité de l’homme

Le problème urgent n’est pas tellement la vie au point de vue biologique, mais la vie au point de vue de ce qui caractérise l’homme, c’est-à-dire de ce qu’il porte de transcendant. Ce qui est précieux, c’est le dernier support, ce qui a été ajouté au pithécanthrope. Car nous ne voulons pas ne développer que le substratum de l’humain et du supra-humain.

L’homme et la société

Il faut poser le problème général de l’homme. L’homme baignant non seulement dans la biosphère mais dan la société. L’homme est en équilibre dans la biosphère, au milieu d’êtres humains qui interviennent de plus en plus sur lui. Car la grande mutation, c’est l’influence de plus en plus grande de l’ensemble des humains sur l’individu et, réciproquement, de cet individu sur l’ensemble. Tel est l’un des points pour lesquels nous aurons besoin d’une mathématique nouvelle. La défense de l’homme inclut aussi la société, puisque l’homme vit en société et qu’il faut le défendre contre une mauvaise société. L’aspect de la guerre n’est pas seul envisagé, mais l’aspect plus vaste de l’équilibre des sociétés.

L’angoisse

Je pense que le problème principal, c’est l’angoisse. Je crois à l’angoisse du monde, parce que le monde fait des progrès non seulement en science, mais en compréhension, en échange d’informations. Que devient l’humanité au moment où des hommes peuvent avoir tous les jours une information sur n’importe quel fait, à l’échelle du monde, au moment où au lieu d’apprendre simplement la nouvelle qu’il est mort beaucoup de petits Chinois nous voyons les photographies des cadavres ? Celui qui peut agir n’a pas d’angoisse. Mais ceux qui vont rester spectateurs, là, devant leur écran de télévision, sans agir, ne se sentent-ils pas lâches ? Pour illustrer ce que sera le niveau de l’angoisse, il faut vraiment imaginer ce que la technique peut réaliser. Désormais, il est possible de programmer des satellites porteurs de charges nucléaires qui pourront être lâchées n’importe où avec une très grande précision. Cette fois, l’épée de Damoclès thermonucléaire sera une réalité matérialisée par le fait qu’on la verra passer tous les soirs au-dessus de soi, comme on a vu Echo cet été.

L’Institut de la Vie

L’homme a besoin d’être associé à l’évolution de la biosphère et de la société humaine. Qui refuserait de faire partie d’une ligue de la défense et de la promotion de l’homme ? Mon adhésion est totale.


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L’INSTITUT DE LA VIE ET SES PROBLÈMES

René POIRIER
De l’Académie des Sciences Morales et Politiques

René Poirier

René Poirier

L’institut de la Vie a suscité dans tous les pays et dans tous les milieux tant de sympathies, tant d’adhésions enthousiastes qu’étant désormais assuré d’un appui très fort, d’une audience très large, il se doit de ne pas décevoir et d’apporter à une telle ferveur un véritable aliment et à tant de confiance une justification. Il faut donc qu’il précise et fasse connaître la charte de son entreprise et le programme de son travail.
Nous ne saurions être en effet une simple chaîne de bonté ou d’amitié internationales, si sympathiques, si utiles que puissent être des institutions de ce genre, ni un simple prétexte à des réunions idéalistes mais vagues : communier, communiquer demande une doctrine et une tâche concrètes.
Nous ne prétendons pas unir les gens pour célébrer confusément les louanges et le culte de la vie, pour exalter une religion, une mystique de la vie en général, qui d’ailleurs risqueraient, sur certains points, d’inquiéter et de prêter à divagations. Nous voit-on reprendre les vieilles religions de la fertilité et de la procréation, qui ont exprimé certes des sentiments profonds et naturels, mais qui se sont bien souvent égarées ? Ni même celles qui, irréprochablement, ont prêché le respect universel de la vie sous des formes les plus humbles : il ne s’agit pas de reprendre les passoires bouddhistes à filtrer l’eau, ni d’encourager les restaurants végétariens. Nous n’avons pas l’intention d’être, à une échelle très agrandie, une société protectrice des animaux ou une ligue contre la vivisection, encore que, cette fois, il s’agisse de choses sérieuses et que la souffrance de nos « frères inférieurs » et déjà conscients nous touche et que nous désirions expressément tout faire pour l’abolir ou du moins la diminuer. Mais, pour l’instant, la vie qui nous touche essentiellement est la vie humaine.
Il ne s’agit pas non plus de faire la mouche du coche en répétant aux gouvernements et à l’opinion que la vie est respectable et sainte et qu’il faut perpétuellement y songer. Peu de gouvernements font aujourd’hui profession de mépriser la vie humaine ou de la sacrifier à quelque œuvre matérielle ou même purement politique. Tous au plus acceptent-ils, officiellement, de sacrifier une génération aux générations futures, quelques hommes à l’humanité. Nous risquerions donc de bourdonner inutilement.
Et pourtant, ici déjà, nous avons une tâche réelle, qui est d’être une conscience, une mémoire, une activité de réveil. Bien des initiatives se font jour pour défendre ou promouvoir la vie dans les livres, les journaux, les parlements, les administrations. On convient qu’il faut agir. Et puis les campagnes de presse se lassent, les projets, les dossiers vont dans les cartons, l’oubli tombe et l’inertie l’emporte. Il serait sans doute bon qu’un organisme toujours en éveil groupe les suggestions, les projets, les tienne à jour et vienne rappeler en toute circonstance ce qui doit être fait et reste à faire. Réveiller les pouvoirs, réveiller l’opinion : voilà notre première tâche, et celle-là n’est pas vaine.
De même, nous ne prétendons pas nous substituer aux techniciens et aux savants, et avoir nos propres laboratoires. Cela coûterait trop cher, cela ferait trop d’efforts perdus, trop de travail dispersé et trop d’interventions incompétentes. Ce n’est pas nous qui nous occuperons de la protection routière, de l’urbanisme, de la défense contre les fumées ou la pollution de l’atmosphère ou du milieu, de la lutte contre les épidémies, les inondations ou la faim, contre les dangers atomiques ou radiologiques. C’est, sur le plan technique, l’affaire des gouvernements ou des institutions internationales.
Pourtant, en ce domaine même, nous pouvons agir. Soit en soumettant des suggestions aux institutions établies, en servant de « boîte à idées », soit en les subventionnant en certains cas ou en intervenant auprès des pouvoirs qui peuvent les subventionner, soit en en faisant connaître l’œuvre et les résultats, soit même en constituant une sorte d’œuvre des « Vocations scientifiques ou techniques pour la défense de la vie », et en suggérant des recherches ou des institutions nouvelles. Et je laisse ici de côté la technique classique des prix, des débats, des congrès. Nous pouvons aider à ordonner, unifier, vivifier les efforts. Et j’ajoute que par notre caractère désintéressé, apolitique, ne recevant de consigne d’aucun gouvernement et gardant jalousement notre indépendance vis-à-vis des pouvoirs et des pressions de toute espèce, nos avis peuvent avoir une influence privilégiée.
Maintenant, il y a une œuvre qui nous appartient en propre, et c’est une œuvre de doctrine morale et axiologique, car la vie pose une série de problèmes, d’antinomies, de cas de conscience. Et ici les techniciens, les savants ont besoin du concours des politiques, des philosophes, des théologiens même. Dans le savant même, sur de tels problèmes, celui qui est compétent, ce n’est pas l’homme de laboratoire, l’ingénieur, le spécialiste ès qualités, c’est l’homme total, moral et religieux, et il convient que les hommes de science, s’ils ne veulent pas adopter des solutions dogmatiques trop simples, trop partiales, trop liées à des traditions ou à des préjugés professionnels, s’associent à d’autres dont le souci constant et comme professionnel à sa manière est d’étudier les problèmes moraux de la vie et de l’action.
Certes, la technique, la pratique nous proposent perpétuellement des problèmes nouveaux, qu’il s’agisse de dangers ou de possibilités favorables, d’espérances, presque de promesses, et elles nous proposent diverse solutions, divers remèdes, divers agents de progrès. Mais il y a aussi des problèmes de choix, des options inévitables. Il est très facile de résoudre les problèmes de déontologie médicale en invoquant le serment d’Hippocrate (qui n’est tout de même pas le Décalogue ou l’Evangile) ou de principes généraux comme « l » médecin n’est fait que pour défendre la vie », etc., mais c’est un peu simple. Par ailleurs, les morales médicales et biologiques varient étrangement et se contredisent trop dans leurs dogmatismes successifs pour qu’on accepte sans réserve la dernière éclose. Quant à dire que le savant atomiste est le seul juge de l’emploi de ses découvertes, c’est simplement un enfantillage déplaisant.
On voudrait aussi pouvoir formuler une doctrine universelle touchant les problèmes moraux liés à la défense et à la promotion de la vie, dont les modalités d’application seules, et non les principes, pourraient varier (suivant les nécessités ou simplement les opportunités nationales ou historiques). Il devrait y avoir une éthique commune de la vie.
L’Institut de la Vie s’est donc proposé de constituer des espèces de comités de sages, qui, pris parmi des hommes de bonne volonté et décidés à s’informer des divers aspects des questions, réfléchiraient en commun et discrètement à un certain nombre de problèmes posés par le progrès des sciences de la vie ou liés à la vie et qui essaieraient, discrètement, de formuler une opinion commune, quitte ultérieurement à la manifester.
C’est que, s’il y a des périls et des idéaux sur lesquels tout le monde est d’accord et pour lesquels se pose seulement un problème de recherche et de mise en œuvre techniques, il est des cas infiniment plus incertains et litigieux, de véritables cas de conscience.
Nous voulons tous prolonger la vie humaine, éviter la souffrance, lutter contre la misère, l’ignorance, l’avilissement social, tirer le maximum des malades, des infirmes, des anormaux, supprimer les guerres, empêcher la dégénérescence de l’individu ou de l’espèce. La difficulté est d’abord de trouver les remèdes, ensuite la difficulté est d’abord de trouver les remèdes, ensuite d’échapper au danger des remèdes, et ici se pose une question primordiale : quelle est la marge de risque que  nous devons accepter, puisque nous ne pouvons pas renoncer au progrès par crainte des dangers connus et inconnus qu’il comporte ? Nous savons bien qu’il y a eu et qu’i y aura encore des piétons innocents écrasés par des automobilistes. L’industrie atomique comporte des menaces radiologiques graves pour l’individu, pour la race humaine, pour tous les vivants. De même la pharmacologie. Il faut donc confronter les thèses de physiciens et des biologistes, en principe unilatérales et opposées, et tenter un arbitrage. Notre Institut est appelé naturellement à réfléchir et à intervenir en cette occasion, comme en bien d’autres du même genre.
Nous arrivons ainsi à des problèmes de principe infiniment délicats, à des cas de conscience graves, qui se posent chaque jour devant nous et qui ne sont résolus qu’imparfaitement, arbitrairement, et de manière souvent contradictoire.
Ils sont liés à deux faits essentiels et d’ailleurs liés.
L’un est que défendre la vie c’est presque toujours préférer une vie à une autre, c’est choisir, non seulement entre des vies animales et des vies humaines, mais entre des vies réelles et des vies éventuelles, et quelquefois entre des vies humaines réelles.
L’autre est que, à côté du fait même de la vie, il y a la digité de cette vie, ce qui en fait la valeur, ce qui lui fait mériter véritablement le nom de vie ; l’aliénation, la maladie, la misère même font que des hommes qui subsistent ne sont pas toujours réellement des vivants. Il y a des personnes véritables et il y a des monstres vivants. Défendre la vie, ce n’est pas simplement faire que des êtres subsistent mais qu’ils réalisent ce minimum de conscience, de dignité, de bonheur qui fait que leur vie mérite d’être vécue. D’où un double problème, l’un théorique : déterminer à quelles conditions matérielles et morales une vie est désirable et respectable, l’autre pratique : dire comment réaliser ces conditions et accroître le nombre de vivants chez qui elles peuvent être effectivement réalisées.
C’est de tout cela qu’il nous faudra tenir compte, lorsque nous aborderons les difficiles problèmes liés à la naissance, à la mort, à la maladie, à la souffrance, problèmes de nature foncièrement éthique, mais en symbiose avec des problèmes proprement biologiques et scientifiques.
Evoquons-en quelques uns, parmi ceux qui se poseront bientôt à nous.
Il y a le problème de la liberté et de la planification des naissances qui met en cause à la fois les droits imprescriptibles de la mère, les intérêts de l’enfant, les nécessités sociales. Il ya celui de la stérilisation volontaire, de l’insémination artificielle, de la fécondation étrangère ou post mortem. Il y a l’ensemble des problèmes de l’eugénique, que nous ne saurions évidemment envisager que dans un cadre de liberté et de respect de la  personne humaine.
Il y a les problèmes liés à la mort, depuis celui du suicide jusqu’à celui de l’euthanasie ou simplement de l’acharnement thérapeutique : faut-il sauver à tout prix l’enfant monstrueux, le vieillard aux souffrances intolérables et incurables ? Et l’avortement thérapeutique pose aussi bien des cas de conscience qu’on ne résoudra pas en trois phrases péremptoires et pédantes. Des procès récents et douloureux nous le rappellent.
Il y a tous les problèmes de l’expérimentation médicale qui vont devenir de plus en plus dramatiques au fur et à mesure que l’opinion en prend conscience et que les malades s’en défendent. Dira-t-on qu’on ne tentera d’opérations, qu’on n’utilisera de remèdes que s’ils ont été largement éprouvés à l’étranger ? Solution un peu simple et purement nationale. On sait très bien que nulle expérimentation in vitro ou sur l’animal n’éliminera complètement le danger pour l’homme et pour sa descendance ; un risque est inévitable. Qui doit le supporter ? Dans quelles conditions, sous quels contrôles ?
Et des problèmes analogues se posent pour la formation professionnelle des médecins et surtout des chirurgiens.
Pour les cadavres mêmes, pour les autopsies, pour le prélèvement des greffes, des problèmes du même genre existent et prendront sans doute d’ici peu une grande acuité.
Signalerai-je un problème connexe et dont nous ne saurions nous désintéresser : le droit pour les malades à être informés de leur mal et du  traitement qui lui est donné, des périls qu’ils courent et de la gravité de leur état ? Entre l’impérialisme médical et les exigences excessives des malades, quel juste milieu trouver ? Et comment ne pas évoquer ici le problème du secret médical, de la déclaration des maladies contagieuses, des vaccinations obligatoires ? Ne conviendrait-il pas de constituer, si difficile que cela paraisse, en dépit des traditions nationales, des options religieuses, des intérêts ou des amours-propres corporatifs qui souvent s’affrontent, une doctrine commune à tous les hommes ?
Et s’il s’agit des expérimentations sur la race même, des essais pour transformer, pour améliorer l’être humain, avec tous les danger que cela comporte, que de difficultés non seulement techniques mais morales. Rien ne serait plus illusoire et plus vain que d’interdire à priori, au nom de quelques principes arbitraires, toute intervention sur le cours naturel de l’ontogénie ou sur l’évolution de l’espèce. La nature humaine n’est ni fixe ni parfaite, mais quels appentis sorciers nous risquons d’être.
Voilà donc toutes sortes de problèmes qui s’enchaînent à bien d’autres touchant l’éducation, l’enfance, la protection des malades et des vieillards. Et ces problèmes, cette fois, ne sont pas de simple technique, de simple mise au point, dans le cadre d’une intention, d’un idéal commun. Il faudra, pour les résoudre, confronter des doctrines initialement opposées et essayer d’arriver à une doctrine faisant l’accord des esprits. Et c’est là, je crois, la plus importante de nos tâches. Si nous pouvions, sur ces points controversés où l’opinion se divise, où le législateur hésite et tâtonne, proposer un certain nombre d’idées et de solutions reflétant une pensée commune, susceptible d’orienter l’action sociale et politique  vers la défense de la vie, nous aurions justifié et consacré notre entreprise. Or, de grands espoirs sont permis, et il est du plus heureux augure que la seule commission qui se soit réunie jusqu’ici entre nous, pour l’étude d’un problème concret, en l’espèce celui de la réforme de la loi de 1920, soit arrivée aisément à des vues libérales communes, je dirais presque contre toute espérance. Quel meilleur encouragement à notre effort, quelle meilleure justification de notre entreprise ?
Ajouterai-je maintenant que, dans l’étude et la discussion de tels problèmes concrets, on ne fera pas l’économie d’une philosophie de la vie, et qu’il ne suffira pas de dresser le bilan des connaissances positives reçues de tous les savants, ni de confronter et de sommer les opinions communes en matière de morale biologique. Une mosaïque, un condensé d’assentiments empiriques, cela ne va pas bien loin. Si, par exemple, le principe de l’égalité des hommes et des races est valable, ce n’est ni parce que l’anthropologie nous l’impose, ni parce que l’opinion commune s’y rallie, mais seulement pour des raisons de morale théorique.
Mais qu’entendre par une philosophie de la vie ? C’est tout d’abord une philosophie de la signification de la vie dans l’univers, prélude à une philosophie de la condition humaine. Elle part nécessairement de la science elle-même, et cherche à nous faire comprendre comment des êtres organisés se sont formés, en des centres d’élection, en tels ou tels points (combien rares), en tels ou tels instants de l’univers et de son histoire ; comment les organismes ont évolué, suivant quel progrès, à l’aide de quels mécanismes physicochimiques, vers quoi ils tendent, en quoi ce progrès résulte d’événements mécaniques et fortuits, et en quoi il nous révèle une incompréhensible finalité, que l’on ne peut penser que dans  un contexte philosophique d’ensemble ; comment apparaissent l’individualité psychique et la conscience, alors que l’individualité biologique est déjà bien difficile à caractériser, tant l’organisme nous apparaît en symbiose avec le milieu physicochimique, et susceptible d’être modifié par ce milieu, par des greffes, par des actions génétiques. Le problème de l’individualité psycho-organique, en un temps où l’individualité même des éléments physiques se révèle équivoque, avec tous les problèmes d’origine et de destinée auxquels il se relie, est pour nous un problème clé. Autour de lui s’épanouissent mille sentiments d’émerveillement et de mystère.
Une philosophie de la vie, c’est aussi une philosophie de la valeur de la vie, sous ses diverses formes, ou, si l’on veut, des valeurs liées à la vie. Mais elle est solidaire de la précédente, car le caractère sacré ou simplement précieux de la vie humaine  est lié à une image d’ensemble du monde vivant et de sa signification, et si nous internons un dément criminel ou sadique au lieu de l’abattre, c’est que nous avons un sentiment de la dignité de l’Homme, au milieu de la Nature, qui transpose ce que l’on exprimait traditionnellement en disant qu’il est une image, une créature ou un membre du corps de Dieu. Comment ? C’est ce qu’il nous faut chercher. Je doute fort, pour ma part, que la chose soit possible dans un plan strictement biologique ou sociologique.
Sans doute, nous nous mettrons aisément d’accord sur quelques mots. Qui ne dira qu’il faut défendre le bonheur, la puissance, la liberté, la dignité de l’Homme ? et qu’il faut simplement définir à quoi et dans quelle mesure ces idéaux peuvent être partiellement sacrifiés, pourquoi et pour qui, individuellement, nous vivons ?
Seulement cet accord n’est que sur les mots, et nous sommes aujourd’hui en plein désarroi et pour certains, par exemple, la liberté n’est que celle du vrai, c’est-à-dire l’opinion d’un Etat sacralisé par l’Histoire, ou ce qu’on dit être l’Histoire. Et il en serait sans doute de même pour tous les problèmes particuliers sur lesquels s’analyse notre interrogation fondamentale : qui sommes-nous ? quel homme voulons-nous être ? dans quelle société, dans quel monde à connaître et à construire, qui mérite notre dévouement et notre sacrifice ? Et devons-nous essayer de susciter dans l’avenir un homme plus digne de ce nom, par l’éducation ou même par la réforme de son organisme ?
C’est une grande amertume que de voir mettre en doute par l’histoire contemporaine (que les vieux noms soient conservés ou abandonnés, peu importe) les valeurs dont nous avions l’illusion, il y a un demi-siècle, qu’elles s’imposaient peu à peu, constituant un point de convergence des doctrines rationalistes, peu à peu humanisées et vivifiées, et des doctrines religieuses, peu à peu rationalisées. Et les arguments les plus abandonnés contre les droits de la personne humaine, au sens courant, sont repris de tous côtés par ceux-là même qui les flétrissaient ou par leurs fils. Et les vieilles invectives contre le droit, les institutions juridiques, les contrats, les traités revivent de toutes parts, si bien qu’on ne sait plus ce qui oblige et ce qui justifie.
Ne pouvons-nous espérer retrouver une doctrine commune touchant la vie, son ascension humaine et ses valeurs idéales ? La défense et la promotion de la vie sont-elles un cadre conceptuel et affectif favorable à une telle recherche et à un tel accord ? Nous l’espérons. Certes un changement de point de vue, une présentation nouvelle des problèmes n’ont pas de vertu souveraine et ne résolvent rien par eux-mêmes. Mais ils peuvent être l’occasion à la fois d’une prise de conscience plus complète et d’un effort plus sincère et plus tenace de connaissance et d’union des esprits.
Notre Institut voudrait en être le cadre et l’inspirateur, tout en sachant bien le danger des généralités théoriques et des effusions pures. Il voudrait ainsi associer  la réflexion d’ensemble sur la vie à la discussion des problèmes concrets qui lui sont liés, comme on associe la recherche fondamentale à la recherche industrielle. Il y faudra beaucoup de patience, de travail, de sincérité, mais nous sommes résolus à les y mettre.

Avouerai-je que j’ai été récemment surpris, et presque déconcerté, à l’occasion d’une réunion internationale de jeunes, de voir quel zèle spontané ce thème de la défense et du développement de la vie avait suscité chez de jeunes intellectuels venus de tous les pays et notamment de ce qu’on appelle aujourd’hui assez souvent le « Tiers Monde » ? Ils s’en sont emparés comme d’une espèce de drapeau, pour en couvrir une spiritualité encore mal définie, mais fervente, qui cherche à se formuler d’une manière originale en s’opposant à la fois à la dogmatique matérialiste et à la décevante orthodoxie communiste et aux divers spiritualismes ou aux diverses religions liés à la tradition européenne. Le thème de la vie leur semblait avoir quelque chose de plus universel, où chaque peuple peut apporter à droit égal, sa contribution, quelque chose aussi de plus directement lié au progrès de la science. On peut faire quelques réserves sur les motivations inconscientes de ce zèle, ou sur la possibilité de construire une philosophie et une éthique de la vie sans référence aux doctrines traditionnelles, le fait n’en est pas moins curieux et émouvant.

La vie et le sacré

Gabriel MARCEL
De l’Académie des Sciences Morales et Politiques

Gabriel Marcel

Gabriel Marcel

Je voudrais d’abord préciser le sens des réflexions qui vont suivre. Il est évident que la grande question des rapports de la vie et du sacré pourrait donner lieu à une très vaste enquête sociologique, dont l’intérêt intrinsèque serait considérable. Mais, outre que je n’ai aucune qualité pour la mener, je ne suis nullement convaincu qu’une recherche de cet ordre puisse éclairer d’une façon quelconque le problème qui m’occupe et qui se relie directement aux préoccupations qui sont celles de notre Institut.
L’étude dont j’entends présenter ici l’esquisse sera d’ordre purement phénoménologique. J’entends par là qu’il s’agira de rechercher dans quelle mesure pour nous, hommes de 1962, il demeure possible de prendre à notre compte la phrase de Blake : « tout ce qui vit est sacré », ou tout au moins de retenir quelque chose de cette affirmation très générale qui suscite immédiatement en nous mille objections.
Quand je dis nous, hommes de 1962, je vise le fait que nous sommes à n’en pas douter impliqués dans une sorte de mutation prodigieuse. Je dis bien impliqués. Car il ne suffit certainement pas de dire que nous y assistons. Elle nous concerne, que nous le voulions ou non, et ce ne serait que par une démarche non seulement artificielle, mais sans doute absurde, que nous pourrions tenter de nous réfugier dans on ne sait trop quel enclos viager où nous serions à l’abri d’une transformation radicale qui paraît bien devoir affecter plus ou moins directement tout ce qui a fait pour nous, jusqu’à présent, le prix de l’existence. Mais dire que nous sommes concernés dans cette mutation ne signifie pas que nous ayons purement et simplement à nous soumettre à un certain processus reconnu fatal ou à fortiori à le justifier. Ce serait beaucoup trop simple, et l’intérêt principal d’une recherche comme celle-ci concerne justement à discerner ce qui est inévitable, d’une part, et, d’autre part, ce qui peut ou doit être empêché.
De toute façon, ce dont il sera traité dans cet écrit c’est ce qu’on peut appeler, d’une façon générale, l’attitude de l’homme contemporain devant la vie. Cependant, une objection préalable ne peut guère manquer de surgir ici : je pense par exemple à ce qu’un néo-positivisme anglo-saxon comme ceux que j’ai trouvés sur mon chemin aux États-Unis n’aurait sans doute pas manqué de faire observer ici : il n’y a aucun sens, dirait-il sans doute, à parler d’attitude devant la vie parce que la vie est une abstraction. Or on ne peut avoir d’attitude au sens précis de ce mot qu’en présence de telle ou telle réalité concrète et spécifiable : tel être humain, tel animal ou même à la rigueur tel objet inanimé. Mais il faudra répondre qu’il s’agit justement de savoir si la vie est une abstraction. Ici comme toujours nous avons à procéder à partir de telle expérience précise. Or chacun de nous sait parfaitement qu’il est arrivé à telle personne rencontrée de dire, par exemple, très spontanément, j’aime tant la vie, ou, au contraire, je n’aime plus la vie. Dira-t-on que ces mots n’ont aucun sens ? Mieux vaut chercher à en éclairer la signification.
Nous découvrirons bien vite que parler ainsi de la vie c’est justement évoquer quelque chose qui se place en dehors de ce qu’on pourrait appeler les cadres stéréotypés de la pensée discursive, en ce sens que ce n’est ni une chose particulière ni à proprement parler une idée générale. On pourrait à la rigueur, être tenté de songer aux transcendantaux aristotéliciens, mais je me garderai d’affirmer que ce rapprochement puisse résister à une analyse approfondie. Ce qui, du moins, est parfaitement clair, c’est que si je dis que j’aime la vie je ne vise pas par là le fait pu et simple d’exister biologiquement ; je me réfère au contraire à tout un ensemble inspécifiable d’objets ou d’expériences par rapport auquel cette existence se dispose en quelque sorte. Nous rejoignons ici une remarque que je trouve dans une étude du Professeur Takashi Fujii, de l’Institut de zoologie de Tokyo, que j’ai sous les yeux et qui me paraît importante.
Ce savant observe, en effet, justement, que lorsqu’on parle de la vie on ne se borne jamais à considérer le vivant de façon exclusive, mais qu’on tient compte en même temps de ce qui l’entoure, c’est-à-dire des objets auxquels son activité est liée. Il tombe d’ailleurs sous le sens que cette activité en tant que telle implique ces objets et que, sans eux, elle ne serait pas, elle serait même impossible. Cette observation peut paraître d’abord évidente au point de devoir être regardée comme un simple truisme ;  je crois cependant qu’elle est beaucoup plus importante qu’il ne paraît, et que nous avons à en tenir le plus grand compte lorsque nous considérons le rapport de la Vie et du Sacré. Il est manifeste, dès à présent, qu’elle s’applique aux deux affirmations de sens contraire que j’ai évoquées plus haut. Dire j’aime la vie signifie avant tout: je continue à m’intéresser à tout ce qui se présente. Il faut regretter que le terme d’occurrence ne puisse pas être pris en français dans le sens qu’il a en anglais. Et  cet intérêt s’apparente d’une certaine manière à l’appétit, si l’on prend ce mot dans son sens courant et non philosophique. Au contraire, celui qui dit ne plus aimer la vie entend par là que ce qui se présente lui est maintenant indifférent. On peut d’ailleurs se demander, et ceci est essentiel, si ce n’est pas là une illusion et si le fait de vivre n’implique pas, serait-ce à un dgr très faible, un intérêt ou un appétit.
Ici encore, cependant, nous devons prévoir une objection qui mérite sûrement qu’on s’y arrête. Introduire dans la notion même de la vie ces objets ou ces occurrences, n’est-ce pas en quelque façon briser l’unité qui semblait impliquée dans le fait même de parler de la vie ? N’est-ce pas substituer à celle-ci une sorte de multiplicité inconsistante et comme pulvérulente ?
Pour répondre à cette question il convient de se référer à l’expérience qui sous-tend, en quelque sorte, l’affirmation. Cette expériences inarticulée est celle de ma vie que je ne peux guère me dispenser, sinon d’éprouver, ou tout au moins de traiter comme unité, disons, par exemple, l’unité d’un certain parcours à effectuer. C’est cette unité, en quelque sorte présupposée que, sans m’en rendre compte, je projette dans mon affirmation portant sur la Vie.
Mais cette référence à ma vie vient en quelque sorte conférer sa physionomie ou son timbre individuel à une affirmation qui semble porter sur la Vie dans sa généralité. Nous sommes d’ailleurs en droit, me semble-t-il, de laisser ici de côté, comme la plupart du temps négligeables, les opinions entretenues plus ou moins explicitement sur le « principe » désigné par les deux mots la Vie. Il y aura cependant à revenir sur ce point par la suite.
Avant d’aller plus loin, demandons-nous quelle est exactement la place de la biologie en tant que telle dans des réflexions comme celles que nous tentons de développer ici. La question est délicate parce que le mot biologie peut être pris dans des acceptions assez différentes. Quand Bergson disait, par exemple, à tort selon moi, toute morale est biologique, il prenait le mot dans une acception extraordinairement large. Mais, pour éviter des confusions fâcheuses, il me semble préférable de prendre le mot biologique dans un sens étroit et de désigner par là tout ce qui a trait à un certain fonctionnement susceptible d’être étudié de façon strictement objective. Cette étude en tant qu’objective précisément prétendra faire abstraction de toute considération axiologique, c’est-à-dire laisser ouverte la question de savoir non seulement si la Vie est bonne ou mauvaise, mais bien plus profondément si cette question présente un sens quelconque. A la lumière de ce qui a été dit plus haut,  on doit pourtant se demander si cette élimination de l’élément axiologique n’est pas d’une certaine manière arbitraire ou même absurde, puisqu’il se pourrait bien, comme je l’ai indiqué chemin faisant, que le fait de vivre implique un rudiment d’intérêt ou d’appétit et que l’intérêt ou l’appétit comporte en réalité quelque chose comme une appréciation à l’état naissant. Néanmoins, il paraît être dans la logique d’une science comme celle-là, dans la mesure où elle accorde une place toujours plus grande aux investigations d’ordre physico-chimique, de minimiser, au point de l’annuler pratiquement, cet élément qui apparaîtra au contraire aux philosophes comme étant peut-être en quelque manière un réduit axiologique. Si, par biologiste pur, on entend celui qui s’engagera le plus loin possible dans cette voie, il faudra reconnaître, me semble-t-il, que, pour le pur biologiste, la phrase de Blake que j’ai citée au début de cet article ne présente rigoureusement aucun sens. Mais, d’autre part, il est apparu assez clairement que ce n’est en aucune façon sur le terrain de la biologie qu’on peut se placer pour éclairer le sens des attitudes que nous sommes amenés à adopter en tant qu’humains en face de notre Vie et de l’espèce de rallonge indéterminée que nous lui ajoutons lorsque nous parlons de la Vie. Il restera, à vrai dire, à se demander si cette idée qu’une biologie pure, c’est-à-dire entièrement coupée de toute référence à notre vie et en même temps à une axiologie quelle qu’elle soit, n’est pas, sinon une fiction, tout au moins une expression assez arbitrairement apparue d’une science beaucoup plus large, beaucoup plus ample en son dessein fondamental. A vrai dire, c’est  la biologie elle-même qu’il appartiendra d’en décider. Mais ce qu’il faut dire, et ce qui importe ici au premier chef, c’est que l’idée d’une biologie qui ne fait aucune place à la valeur et même, dirait-on, à la finalité, pèse sur la conscience de l’homme contemporain ou si elle est en suspens dans son atmosphère mentale.
Admettons par exemple qu’un savant parvienne à « fabriquer la vie » ; il est bien entendu qu’une telle invention serait immédiatement célébrée par la presse à sensation. Mais il est probable qu’elle ne causerait aujourd’hui chez le profane à peu près aucun étonnement ; à entendre parler continuellement de « cerveau électronique » (sans d’ailleurs, bien entendu, être capable de comprendre exactement à quoi ces mots s’appliquent), l’homme de la rue s’est habitué à admettre que la technique a d’ores et déjà plus ou moins complètement percé « le secret de la vie », qui dès lors a subi une sorte de dévaluation générale. Mais au bénéfice de quoi cette dévaluation s’est-elle produite ? Sans doute faut-il répondre au bénéfice de l’homme, de l’ingénium humain qui se traduit par le développement de la technique. On se garde d’ailleurs, bien entendu, de s’interroger sur des conditions de possibilité ou d’enracinement de cette intelligence ou de cet ingénium considéré en dehors de tout rapport à la vie, à l’individuel, à l’affectif. Il est curieux de noter en passant qu’un esprit de la plus haute distinction, tel que Paul Valéry, dans la mesure où sa pensée est susceptible d’être vulgarisée, aura sur un plan supérieur contribué à accréditer une notion comme celle-là, qui est d’autre part de nature à enthousiasmer les intelligences primaires. Mais à partir du moment où s’est posé le primat de l’intelligence technicienne, la vie, de quelque façon qu’on estime devoir la définir, apparaîtra de plus en plus comme un certain mode d’énergie qui ne diffère sans doute pas essentiellement des autres forces naturelles ; rappelons-nous d’ailleurs qu’un Bernard Shaw, dans les préfaces de ses pièces, s’est continuellement servi de l’expression Life-Force. Si l’on admet qu’il n’y a pas, à tout prendre, de différence de nature entre la vie et les forces ou les manifestations qu’étudient les sciences physico-chimiques, des conséquences d’une extrême gravité s’ensuivront nécessairement ; et je ne vise par là, bien entendu, avant tout l’idée d’une régulation rationnelle, sinon de la vie, tout au moins de ses manifestations ; la question d’ailleurs reste ouverte (dirais-je) de savoir si cette distinction entre la vie et ses manifestations n’est pas une transposition de l’opposition traditionnelle et sans doute philosophiquement périmée entre la substance et les accidents. Mais il tombe sous le sens que l’idée de ce qu’on appelle couramment le contrôle des naissances relève d’une pensée régulatrice et technicistes comme celle que je viens d’évoquer.
Il convient cependant de se rappeler ici la remarque générale que j’ai été amené à faire chemin faisant et qui portait sur le fait que, lorsque je parle de la vie, ce discours implique une référence de base et comme inarticulée à ma vie. J’exprimerai assez exactement ce que je veux dire en disant que l’expérience de ma vie, si difficile à penser précisément d’ailleurs, irrigue, en quelque sorte secrètement, la notion confuse que je tends à me former de la vie en deçà de tout savoir biologique. Tout semble se passer d’ailleurs comme si le biologiste en tant que tel estimait n’avoir à tenir aucun compte de cette communication ou de cette articulation. Et, dans la mesure où, ainsi que nous l’avons vu, l’homme de la rue est d’une certaine manière impressionné par cette attitude du savant, il en viendra lui-même à obturer la communication en question et à oublier, en parlant ou en croyant parler de la vie, sa condition de vivant.
Mais il est évident que la réflexion phénoménologique ne peut pas ne pas mettre en question une situation comme celle-là et le dualisme, de toute manière absurde, qu’elle, qu’elle implique. Dualisme, redisons-le pour clarifier, entre une expérience de soi vivant, de soi ayant vécu et ayant à vivre, d’une part, et, d’autre part, ce qui chez l’homme de la rue n’est qu’un savoir prétendu puisé dans quelque article de digest et qui n’a en soi qu’un lointain rapport avec la science authentique actualisée dans la recherche (il conviendrait néanmoins de se demander si le savant, si le biologiste lui-même n’est pas conduit à établir quelque chose comme une cloison infrangible entre cette science qui est la sienne et sa propre expérience de vivant qui, en tant que telle, est après tout de plain-pied avec l’expérience de vivant de l’homme de la rue). Ce que le phénoménologue s’interdira à coup sûr c’est de dévaluer à priori cette expérience de ma vie qui reste en réalité et restera toujours au départ de tout savoir considéré concrètement, c’est-à-dire en tant qu’il ne se laisse pas réduire à un ensemble de propositions formulées de façon à pouvoir être assimilées, ne disons pas par n’importe qui, mais par tout être humain ayant reçu une formation préalable adéquate ; en d’autres termes, de tout savoir scolarisé. Et je me demande en écrivant ces lignes si nous n’entrevoyons pas ici une distinction d’importance majeure entre le scolarisé et le non-scolarisable. Mais justement l’expérience de ma vie, en tant que telle, répugne sans doute fondamentalement à toute scolarisation possible, et c’est peut-être par là qu’elle peut, d’une certaine manière, s’ouvrir sur le sacré.
Nous débouchons ainsi, au terme d’un long et sinueux trajet, sur  le problème fondamental. Mais nous avons déjà pu pressentir, en cours de route, à quel point le développement de ce qu’on pourrait appeler, pour simplifier, une biologie sans âme tend à retire toute signification à la phrase de Blake citée en commençant : tout ce qui vit est sacré.
Les données de ce problème sont toutefois encore bien plus complexes et déconcertantes qu’il ne peut le sembler au point où nous sommes parvenus maintenant. Il serait sûrement tout à fait faux de dire que la désacralisation de la vie –il faudrait encore préciser davantage ce que ces mots signifient – s’opère exclusivement sous la pression du savant ou du technicien et des expressions vulgarisées auxquelles leur travail donne lieu. Jusqu’à présent, le mot sacré n’a été employé ici que de façon en quelque sorte allusive : il importe assurément de préciser la signification qu’il comporte lorsqu’un homme tente de l’appliquer en référence à sa vie, serait-ce même de façon toute négative. Il peut sembler au premier abord, que ce mot désigne un réseau de rites dans lequel ma vie – entendez par là ce qu’un être humain appelle sa vie – serait comme enserrée. Mais je n’hésiterai pas un instant à dire quant à moi que ces rites en tant que tels relèvent de la sociologie et que nous n’avons pas à les prendre comme tels en considération, mais seulement pour autant qu’ils se rapportent à une certaine réalité mystérieuse. La question restant donc ouverte de savoir si ces rites dans une religion donnée sont autre chose que des expressions transitoires et nécessairement inadéquates ou s’il faut les regarder au contraire comme des institutions révélées. C’est là un terrain sur lequel il n’est pas question de s’aventurer ici. On pourra, il est vrai, objecter que la distinction ici établie ou présupposée entre cette réalité mystérieuse, d’une part, et ses expressions jugées contingentes, d’autre part, est arbitraire et artificielle. Mais ce qui la justifie à mon sens c’est le fait qu’un certain sacré dont la nature reste justement à préciser peut subsister pour des êtres qui refusent tout ritualisme et n’adhèrent à aucune confession déterminée. On pourra, bien entendu, répondre que dans un cas semblable l’affirmation du sacré n’est qu’une sorte de survivance probablement appelée à disparaître assez rapidement. Mais ici, comme ailleurs, des considérations d’ordre génétique ne permettent pas de décider de la valeur ou de la signification essentielle d’un jugement (c’est ainsi qu’il ne suffira pas pour apprécier la valeur de la morale de Kant, par exemple, de dire qu’elle est l’expression laïcisée d’un certain piétisme). Des argumentations ou des discussions de cette sorte, dans le cas qui nous occupe, risquent de masquer le problème essentiel qui consiste avant tout à chercher si la désacralisation radicale de la vie – et nous avons précisément à nous demander ce que ces mots signifient au juste – ne revient pas à la déshumaniser : mais là encore nous nous trouvons en présence d’un mot dont le sens doit être clairement dégagé.
Pour éclairer ce que je veux dire, je citerai quelques lignes d’une conférence intitulée : « Remarques sur l’irréligion contemporaine », qui figure dan Etre et Avoir. La religion, dans sa pureté, disais-je, fonde un ordre où le sujet se trouve mis en présence de quelque chose su quoi toute prise lui est précisément refusée. Si le mot transcendance a une signification, c’est bien celle-là ; il désigne exactement cette espèce d’intervalle absolu, infranchissable, qui se creuse entre l’âme et l’être, en tant que celui-ci se dérobe à ses prises. Rien de plus caractéristique que le geste même du croyant qui joint les mains et atteste par ce geste même qu’il n’y a rien à faire, rien à changer, amis simplement qu’il vient se donner. Geste de dédicace ou d’adoration. Nous pouvons encore dire que ce sentiment est celui du sacré, sentiment où il entre à la fois du respect, de la crainte, de l’amour. Remarquons-le bien, il ne s’agit nullement ici d’un état passif ; le prétendre, ce serait sous-entendre que toute activité digne de ce nom est une activité technique, qui consiste à prendre, à modifier, à élaborer.
Pour comprendre à quel point il serait inexact de prétendre que cette attitude d’adoration implique une religion confessionnalisée, il suffit d’évoquer l’adoration d’une mère devant son petit enfant. Une expérience à la fois aussi simple et aussi originelle que celle-là semble bien nous mettre en présence d’un sacré qui serait en quelque manière immanent, ne disons pas à la vie mais au vivant. Et si j’emploie ici le mot originel c’est précisément pour marquer à quel point toute tentative de réduction génétique serait ici sinon impraticable, tout au moins inopérante.
On pourrait d’ailleurs, bien entendu, évoquer dans le même sens toutes sortes d’expériences portant sur la nature vivante là où elle devient objet de contemplations, et, comme il faut toujours s’attacher à  être aussi concret que possible, je me référerai, par exemple, à ce que j’ai pu éprouver personnellement dans certains jardins ou bois sacrés au Japon ou, bien plus récemment, il y a quelques semaines, aux environs de San Francisco.
Ici encore il faut prévoir une objection : quand vous parlez de bois sacrés, me dira-t-on, pensons par exemple à celui qui entoure le temple d’Isé vous ne pouvez pas ne pas introduire une référence au shintoïsme, ce qui revient à dire que le sacré ici encore ne peut pas être dégagé de ses attaches à une certaine réalité sociologiquement définie. Mais je dirai, parlant ici encore en phénoménologue, qu’en s’exprimant ainsi on renverse l’ordre réel des termes : c’est à partir de cette expérience du sacré qu’il m’a été donné de faire aux approches d’Isé, que j’ai cru peut-être le shintoïsme appréhendé du dedans. Mais il serait contraire à toute vérité de dire que les notions très vagues que je pouvais avoir sur le shintoïsme ont contribué, à un degré quelconque, à me permettre d’éprouver ce sentiment. Au reste, il n’est certainement pas nécessaire de faire 10 ou 15 kilomètres pour rencontrer le sacré, et je parle ici encore une fois du sacré qui nous intéresse ici dans la perspective adoptée, c’est-à-dire d’un sacré directement lié à la vie. Je note, seulement parce que cela me paraît important pour toute notre recherche, que les Japonais semblent avoir été sur cette voie beaucoup plus loin que les Occidentaux.
Ces indications ou ces touches, dans leur discontinuité même, ont pour objet à mes yeux d’attirer l’attention aussi concrètement que possible sur ce nexus qui est impliqué dans l’affirmation de Blake. Chacun aura à reconnaître, me semble-t-il, s’il est sincère, qu’il y a dans sa vie comme des points d’affleurement de cette expérience. Mais en même temps il est tout à fait certain que toutes les forces qui sont à l’œuvre dans le onde que nous voyons prendre corps autour de nous, semblent être coalisées pour encourager un mode de pensée qui revient à frapper ces expériences de nullité, de préférence en les déclarant tributaires d’un sociologie génétique propre à les dévaluer.
Ici encore risque de nos être adressée une objection dont on ne saurait sous-estimer la valeur au moins apparente : « Comment ne voyez-vous pas, dira-t-on, que si ce n’est qu’à partir d’expériences comme celles que vous évoquez, et qui ont un caractère sporadique et comme inarticulé, que vous espérez conférer un contenu au mot sacré dans sa référence à ce que chacun de nous appelle sa vie vous allez à un échec certain. S’interroger, comme vous avez prétendu le faire, sur les rapports de la vie et du sacré, c’est impliquer de façon au moins hypothétique que le sacré existe, qu’il a une consistance ; autrement, on se contenterait de rechercher si, par certains de ses aspects, peut-être les plus contingents, la vie est de nature à éveiller chez tel ou tel des réactions affectives dont on pourra toujours penser qu’elles ne sont que les survivances exténuées de croyances effondrées, vénérables ou non.
Comme toute objection honnête, celle-ci  a le mérite de nous contraindre à serrer de plus près ce que j’ai voulu dire en parlant d’une mystérieuse réalité. Il faut sûrement reconnaître que, si les réactions évoquées sont d’ordre exclusivement affectif, elles ne peuvent pas être regardées comme dignes d’être retenues dans un contexte comme celui-ci. Mais il est certain qu’en fait nous sommes ici au-delà de la simple affectivité et que le sacré n’est tel que s’il détermine un comportement. Ce que nous avons cru voir, chemin faisant, c’est que ce comportement est d’une nature opposée à tout ce qui pourrait ressembler à la mise en pratique d’une technique ou plus concrètement encore à tout ce qui pourrait être de l’ordre du savoir-faire ou de la manipulation. Mais cette détermination négative ne saurait suffire et il convient, en particulier, de s’attacher très soigneusement à définir les sens très hiérarchisés d’un verbe tel que respecter. Il est évident que ce verbe, comme tant d’autres, comme servir par exemple, est sujet à une véritable dévaluation. Songeons, par exemple, à ce que c’est que respecter une consigne : ça veut dire tout simplement s’y conformer, peut-être automatiquement ou encore pour éviter les conséquences fâcheuses auxquelles on s’exposerait en l’outrepassant. Une telle façon de respecter ne comporte en réalité rien qui ressemble à ce que nous appelons, d’une façon générale, le respect. Mais nous n’aurons aucune peine à imaginer des cas concrets où le respect proprement dit pourra entrer en ligne de compte. Prenons par exemple celui d’une conversation avec un être en proie  à une grande douleur morale. Ici respecter sera tout autre chose que se conformer à une consigne : car ce respect qui se traduira peut-être  par une certaine qualité de silence impliquera la reconnaissance d’une certaine dignité. Sans même approfondir l’essence de cette dignité, nous voyons bien qu’ici nous sommes aux abords du sacré. Un autre exemple sera plus significatif encore ; il s’agira toujours d’une relation interpersonnelle, mais avec un être très jeune, très innocent, dont nous aurons à respecter précisément l’innocence en nous abstenant de propos, voire d’allusions qui risqueraient de la flétrir ou de la polluer. Ce  qui est remarquable ici, et sans doute important pour notre propos, c’est que l’innocence justement – cette innocence qu’une certaine psychanalyse bien suspecte semble s’acharner à mettre en pièces – se présente à nous comme originelle ; plus profondément encore, il semble que ce caractère originel soit le signe d’une intégrité. Ici encore, bien entendu, prenons garde à la valeur exacte des mots. Le terme d’intégrité n’est pas pris dans le sens qu’on lui donne lorsqu’on parle d’un homme intègre, mais dans une acception ontologique. Autrement dit, nous aurions conscience, peut-être à vrai dire d’une façon très confuse, d’être en présence d’un état premier et révélateur. Mais révélateur de quoi ? Il est justement très difficile et même en quelque façon impossible de répondre à cette question. Les mots dont nous pourrons nous servir et qui seront tous empruntés à quelque champ d’expérience particulier, que ce soit celui d’éclosion ou de jaillissement, ne pourront que pointer, en quelque sorte, dans la direction de ce qui serait comme une fraîcheur intacte, comme l’essence d’un printemps absolu. Et en orientant notre regard dans cette direction nous pourrions même apercevoir comme une lointaine possibilité de relier cette sorte de virginité à ce qui, dans une tout autre dimension, serait à proprement parler sainteté – sanctitas.
En ce qui me concerne, c’est là, c’est exclusivement là, me semble-t-il, après y avoir longuement réfléchi, que je crois pouvoir discerner comme une articulation du sacré et de la vie. Il n’y a d’ailleurs pas à se dissimuler qu’une position semblable est extrêmement difficile à tenir et cela pour cette raison profonde que ce que nous appelons la vie dans son déroulement même, et par la fatalité de vieillissement et d’usure qui semble lui être immanente, se présente à l’observation comme en quelque façon tournée ou dressée contre cette intégrité qui est sienne, semble-t-il, au départ. Il paraît bien difficile de contester qu’elle soit, sinon dans son principe dont nous ignorons tout, au moins dans ses manifestations, comme grevée de cette contradiction et par là s’éclaire l’embarras qui est le nôtre lorsque nous tentons de dégager les rapports entre la vie et le sacré. Tout se passe, semble-t-il, comme si une sorte d’assurance initiale et comme invincible était en nous combattue sans relâche par le jugement critique fondé sur l’observation de ce que la vie est en fait avec tout ce qu’elle comporte seulement d’usure, mais de gaspillage, de destruction sans merci. Il est, dès lors, tout à fait compréhensible que s’installe, en nous d’abord, un pessimisme aussi radical que celui de Schopenhauer, mais que celui-ci cède la place au moins superficiellement, ne disons pas à une espérance, mais à une ambition : celle-là même qui a été évoquée dans la première partie de cette communication et qui est de nature purement technocratique. Mais, en même temps, et par une sorte de paradoxe que les technocrates auraient grand tort de négliger, à mesure que cette entreprise prend corps, qu’elle développe ces conséquences rationalisantes, une inquiétude s’éveille en nous et grandit, un protestation s’articule, et cette protestation serait incompréhensible si elle ne prenait pas sa source dans l’assurance séminale que j’ai dite.

Le mot intégrité pris dans son sens le plus fort, et associé à l’épithète originel, est-il de nature à nous livrer rien qui ressemble à la clé d’un domaine qui apparaît à l’examen étrangement défendu, si même il ne se dérobe pas tout à fait devant qui tente au moins de le cerner ! Il semble que ces mots aimantent, tout au moins en quelque façon, l’attention méditative du philosophe. Car leur intervention nous aide à comprendre que le spectacle de la vie ne peut que nous détourner de tout ce qui permettrait de la sacraliser. Il importe que la vie soit surprise comme en son centre ; et ne faudrait-il pas dire que celui-ci ne se révèle qu’à l’amour ? Ce mot est lâché, on est aussitôt tenté de le reprendre tant il est grevé d’équivoques qui l’alourdissent et semblent en dénaturer le sens. J’ai parlé naguère, dans Homo Viator si je ne me trompe, de la dénonciation d’un certain pacte nuptial entre l’homme et la vie. Ces mots, qui ont rencontré un écho chez beaucoup de lecteurs, ne prennent une signification que si est évoqué justement un accueil de la vie, une bienvenue qui ne peut se rencontrer que chez un cœur aimant. Nous  savons assez qu’un Schopenhauer était précisément tout le contraire. Mais ici, nous fera-t-on remarquer avec une sévérité qui peut paraître justifiée, est-ce que vous ne sacrifiez pas la rigueur que vous aviez paru vouloir sauvegarder à une détestable sentimentalité ? Sans doute paraît-il en être ainsi. Mais peut-être parce qu’on ne prend pas la peine de serrer de près ce terme d’amour qui ne saurait se réduire à une vague effusion. Il s’agit de bien autre chose. Je me rappelle par exemple qu’un psychiatre de Tubingen, qui avait entendu une de mes conférences à Fribourg, me disait, à l’appui des idées que je viens d’exposer, qu’un nourrisson, même entouré des meilleurs soins dans un établissement modèle, souffre dans son développement, dans son être, du fait qu’il est privé de l’amour ou de la sollicitude maternelle. Comment ne pas voir que cette frustration est justement une atteinte à l’intégrité originelle ? Mais ce qui est remarquable, c’est que des observations sans doute analogues pourraient être faites à propos de l’apprivoisement des animaux ou de la culture des fleurs. Il semble bien qu’ici et là un art soit requis dont le principe réside  précisément dans le cœur et qui ne se laisse sûrement pas réduire à une technique, c’est-à-dire à un savoir-faire dont les éléments se trouveraient dans quelque manuel. Cet art implique un don de soi ou peut-être, plus exactement, une attitude révérencielle que désigne le terme de piété. Voyons clairement ce que cette attitude exclut : c’est en réalité la prétention de maîtriser pour exploiter. Le mot allemand Gelassenheit, mot presque intraduisible, et qui donne son titre à un écrit récent de Heidegger, me paraît rendre précisément cette disposition si contraire à celle qui anime le pur technicien. Il va de soi que c’est chez le poète qu’elle trouve sa plus parfaite expression. Et ne pensons pas seulement ici à Blake mais, beaucoup plus près de nous, à Rilke. Il y a d’ailleurs tout lieu de penser qu’à une époque déjà assez lointaine le poète et le naturaliste ont pu parfois se trouver confondus. Le rationalisme, surtout chez le cartésien, a bien entendu contribué à provoquer ici une dissociation qui était sans aucun doute indispensable pour le progrès de la science. Mais ceci ne veut pas dire que cette dissociation n’ait pas été, à certains égards, dommageable. Et il n’est pas sans intérêt de constater que chez certains savants et penseurs d’outre-Rhin – je pense par exemple au botaniste Hans André – il semble qu’on assiste à un effort pour rétablir, dans une perspective qu’on trouve déjà chez d’autres, cette unité déjà perdue. C’est là, me semble-t-il, c’est exclusivement là, dans cette zone si difficilement repérable, que l’affirmation de Blake, d’où nous sommes partis, peut prendre une signification. Et comme presque toujours en de tels domaines, c’est par la voie négative que peut se faire, ne disons pas la démonstration, mais le travail préliminaire d’une pensée récupératrice. Nous voyons aujourd’hui, même si cette connexion ne paraît pas, au premier abord, rationnellement justifiable, que ce sont les mêmes forces qui s’exercent en faveur de la désacralisation ou même simplement de la dévaluation de la vie et qui tendent à déshumaniser l’homme, à l’humilier devant les produits de sa propre technique. La découverte de cette connexion est, si je ne me trompe, au principe même de cet Institut, et c’est elle, c’est cette connexion même qui fonde la nécessité d’une coopération entre des hommes qui représentent des disciplines différentes mais qui sont également déterminés à lutter contre ce qui présentement et manifestement tend à précipiter un développement que nous déclarons aberrant.
Comme j’ai eu l’occasion de le dire lors du colloque de l’Institut de la Vie au château de Dampierre, le problème fondamental est ici axiologique : mais il ne s’agit pas de revenir à la poussiéreuse philosophie des valeurs qui surtout en Allemagne a suffisamment montré son impuissance due à des présupposé idéalistes dont la critique a maintenant fait justice :  c’est l’enracinement des valeurs dans le concret et, disons-le, dans la vie que nous avons à affirmer, et cette affirmation ne doit pas garder un caractère purement théorique, elle doit au contraire se spécifier au maximum à la lumière des cas précis dont l’expérience ne cesse de nous montrer le caractère tragique et même angoissant. Ce n’est certes pas un hasard si le Professeur Marois, à qui j’exprime ici ma gratitude, a rencontré partout une réponse immédiate, et aussi enthousiaste, surtout, bien entendu, chez des hommes jeunes ; j’y insiste, car en un tel domaine il convient, je le dis à regret, de se méfier des hommes de mon âge. L’inertie que nous constatons trop souvent chez eux est secrètement encouragée, oui, à leur insu, par le fait qu’ils disparaîtront peut-être avant que les pires conséquences de leur aveuglement aient eu le temps de se manifester ; cet espoir inavoué peut d’ailleurs être démenti, car, de nos jours, les événements vont vite et nulle part plus qu’ici ne se manifeste ce que mon ami Daniel Halévy a appelé l’accélération de l’histoire. Vous aurez compris sans doute que la conscience angoissée de cette accélération est à l’origine et au cœur de tout ce que j’ai tenté de dire aujourd’hui.


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DE L’AMBIGUÏTÉ DE LA SCIENCE
A L’INSTITUT DE LA VIE

 

Jean ROSTAND
De l’Académie Française

Jean Rostand

Jean Rostand

Nous savons tous que la science représente pour l’humanité à la fois le plus grand essor et la plus grande menace. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on lui voit ce double visage, et Rabelais déjà dénonçait les périls d’une « science sans conscience », Bacon prévoyait les fruits vénéneux d’une science dénuée de charité.
Que les pouvoirs conférés à l’homme par la science, et par la technique qui en est issue, puissent être employés au mal comme au bien, c’est une telle évidence qu’on s’en voudrait d’y insister. La science, ce sont les vaccins, les sérums, les anatoxines, les antibiotiques ; mais ce sont aussi les explosifs, les gaz asphyxiants, les bombes nucléaires. Les microbes servent à lutter contre les maladies, ils pourraient aussi servir à répandre de meurtrières épidémies. C’est l’homme qui, en fin de compte, décide de la valeur humaine ou inhumaine de la vérité ou du pouvoir, selon qu’il aura choisi entre les deux lois contraires qu’a si  magnifiquement définies le grand Pasteur en 1888 :

« Une loi de sang et de mort qui, en imaginant chaque jour de nouveaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours prêts pour le champ de bataille, et une loi de paix, de travail et de salut, qui ne songe qu’à délivrer l’homme des fléaux qui l’assiègent. L’une ne cherche que conquêtes violentes, l’autre que le soulagement de l’humanité. Celle-ci met une vie humaine au-dessus de toutes les victoires ; celle-là sacrifierait des centaines de mille existences à l’ambition d’un seul. »

Mais nous avons appris, depuis lors, que les pouvoirs de la science, même mis au service du bien, même utilisés à des fins pacifiques et salvatrices, peuvent avoir de redoutables effets et concourir au mal. Science avec conscience n’est pas toujours innocente, il s’en faut. Dans les conséquences du progrès scientifique, le bien et le mal s’entremêlent. La loi de salut et de paix a ses victimes, comme la loi de sang et de mort.
Cette ambiguïté essentielle de la science est une notion moderne dont Pasteur n’avait point le soupçon.
Le développement de l’industrie atomique constitue une menace pour le patrimoine héréditaire de l’homme ; et de même l’utilisation médicale des rayons X, ainsi que l’emploi des médicaments chimiques. Plus généralement, la médecine, dans la mesure où elle est efficace et remédie aux maux de l’individu, contribue à affaiblir, à dégrader l’espèce, puisqu’elle contrecarre le jeu de la sélection naturelle en favorisant la survie et la reproduction des sujets héréditairement tarés et débiles.
Conflit entre l’ambition technique de l’homme et sa sécurité biologique, conflit entre les intérêts de l’individu et les intérêts de l’espèce… ils ne sont pas les seuls. Et ce sera précisément l’une des tâches du jeune Institut de la Vie que de rechercher les moyens d’abolir, ou tout au moins d’atténuer, ces dangereux antagonismes.
A cet effet, il se propose d’instituer des confrontations, de provoquer des échanges de vues entre physiciens, techniciens, biologistes, médecins et aussi psychologues, sociologues, moralistes, juristes.
Déjà souhaitables aujourd’hui, de telles rencontres le seront toujours davantage. A proportion que l’Homme étendra son pouvoir et son savoir, il se heurtera à des difficultés grandissantes, puisque, pouvant de plus en plus, il discernera de mieux en mieux le caractère équivoque de son action. Tandis que sa puissance aggravera ses responsabilités, sa lucidité affinera ses scrupules.
C’est le lot de l’aventure humaine que de se faire sans cesse plus ardue et plus embrouillée. Espérons que l’Institut de la Vie saura aider l’homme dans sa marche difficile.