Pierres blanches (suite)
La vie et le sacré
Gabriel MARCEL
          De l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Je voudrais d’abord préciser le sens des réflexions qui vont  suivre. Il est évident que la grande question des rapports de la vie et du  sacré pourrait donner lieu à une très vaste enquête sociologique, dont  l’intérêt intrinsèque serait considérable. Mais, outre que je n’ai aucune  qualité pour la mener, je ne suis nullement convaincu qu’une recherche de cet  ordre puisse éclairer d’une façon quelconque le problème qui m’occupe et qui se  relie directement aux préoccupations qui sont celles de notre Institut.
          L’étude dont j’entends présenter ici l’esquisse sera d’ordre  purement phénoménologique. J’entends par là qu’il s’agira de rechercher dans  quelle mesure pour nous, hommes de 1962, il demeure possible de prendre à notre  compte la phrase de Blake : « tout ce qui vit est sacré », ou  tout au moins de retenir quelque chose de cette affirmation très générale qui  suscite immédiatement en nous mille objections.
          Quand je dis nous, hommes de 1962, je vise le fait que nous  sommes à n’en pas douter impliqués dans une sorte de mutation prodigieuse. Je  dis bien impliqués. Car il ne suffit certainement pas de dire que nous y  assistons. Elle nous concerne, que nous le voulions ou non, et ce ne serait que  par une démarche non seulement artificielle, mais sans doute absurde, que nous  pourrions tenter de nous réfugier dans on ne sait trop quel enclos viager où  nous serions à l’abri d’une transformation radicale qui paraît bien devoir  affecter plus ou moins directement tout ce qui a fait pour nous, jusqu’à  présent, le prix de l’existence. Mais dire que nous sommes concernés dans cette  mutation ne signifie pas que nous ayons purement et simplement à nous soumettre  à un certain processus reconnu fatal ou à fortiori à le justifier. Ce serait  beaucoup trop simple, et l’intérêt principal d’une recherche comme celle-ci  concerne justement à discerner ce qui est inévitable, d’une part, et, d’autre  part, ce qui peut ou doit être empêché.
          De toute façon, ce dont il sera traité dans cet écrit c’est  ce qu’on peut appeler, d’une façon générale, l’attitude de l’homme contemporain  devant la vie. Cependant, une objection préalable ne peut guère manquer de  surgir ici : je pense par exemple à ce qu’un néo-positivisme anglo-saxon  comme ceux que j’ai trouvés sur mon chemin aux Etats-Unis n’aurait sans doute  pas manqué de faire observer ici : il n’y a aucun sens, dirait-il sans  doute, à parler d’attitude devant la vie parce que la vie est une abstraction.  Or on ne peut avoir d’attitude au sens précis de ce mot qu’en présence de telle  ou telle réalité concrète et spécifiable : tel être humain, tel animal ou  même à la rigueur tel objet inanimé. Mais il faudra répondre qu’il s’agit  justement de savoir si la vie est une abstraction. Ici comme toujours nous  avons à procéder à partir de telle expérience précise. Or chacun de nous sait  parfaitement qu’il est arrivé à telle personne rencontrée de dire, par exemple,  très spontanément, j’aime tant la vie, ou, au contraire, je n’aime plus la vie.  Dira-t-on que ces mots n’ont aucun sens ? Mieux vaut chercher à en  éclairer la signification.
          Nous découvrirons bien vite que parler ainsi de la vie c’est  justement évoquer quelque chose qui se place en dehors de ce qu’on pourrait  appeler les cadres stéréotypés de la pensée discursive, en ce sens que ce n’est  ni une chose particulière ni à proprement parler une idée générale. On pourrait  à la rigueur, être tenté de songer aux transcendantaux aristotéliciens, mais je  me garderai d’affirmer que ce rapprochement puisse résister à une analyse  approfondie. Ce qui, du moins, est parfaitement clair, c’est que si je dis que  j’aime la vie je ne vise pas par là le fait pu et simple d’exister  biologiquement ; je me réfère au contraire à tout un ensemble  inspécifiable d’objets ou d’expériences par rapport auquel cette existence se dispose  en quelque sorte. Nous rejoignons ici une remarque que je trouve dans une étude  du Professeur Takashi Fujii, de l’Institut de zoologie de Tokyo, que j’ai sous  les yeux et qui me paraît importante.
          Ce savant observe, en effet, justement, que lorsqu’on parle  de la vie on ne se borne jamais à considérer le vivant de façon exclusive, mais  qu’on tient compte en même temps de ce qui l’entoure, c’est-à-dire des objets  auxquels son activité est liée. Il tombe d’ailleurs sous le sens que cette  activité en tant que telle implique ces objets et que, sans eux, elle ne serait  pas, elle serait même impossible. Cette observation peut paraître d’abord  évidente au point de devoir être regardée comme un simple truisme ;  je crois cependant qu’elle est beaucoup plus  importante qu’il ne paraît, et que nous avons à en tenir le plus grand compte  lorsque nous considérons le rapport de la Vie et du Sacré. Il est manifeste,  dès à présent, qu’elle s’applique aux deux affirmations de sens contraire que  j’ai évoquées plus haut. Dire j’aime la vie signifie avant tout: je continue à  m’intéresser à tout ce qui se présente. Il faut regretter que le terme  d’occurrence ne puisse pas être pris en français dans le sens qu’il a en  anglais. Et  cet intérêt s’apparente  d’une certaine manière à l’appétit, si l’on prend ce mot dans son sens courant  et non philosophique. Au contraire, celui qui dit ne plus aimer la vie entend  par là que ce qui se présente lui est maintenant indifférent. On peut  d’ailleurs se demander, et ceci est essentiel, si ce n’est pas là une illusion  et si le fait de vivre n’implique pas, serait-ce à un dgr très faible, un  intérêt ou un appétit.
          Ici encore, cependant, nous devons prévoir une objection qui  mérite sûrement qu’on s’y arrête. Introduire dans la notion même de la vie ces  objets ou ces occurrences, n’est-ce pas en quelque façon briser l’unité qui  semblait impliquée dans le fait même de parler de la vie ? N’est-ce pas  substituer à celle-ci une sorte de multiplicité inconsistante et comme  pulvérulente ?
          Pour répondre à cette question il convient de se référer à  l’expérience qui sous-tend, en quelque sorte, l’affirmation. Cette expériences  inarticulée est celle de ma vie que  je ne peux guère me dispenser, sinon d’éprouver, ou tout au moins de traiter  comme unité, disons, par exemple, l’unité d’un certain parcours à effectuer.  C’est cette unité, en quelque sorte présupposée que, sans m’en rendre compte,  je projette dans mon affirmation portant sur la Vie.
          Mais cette référence à ma  vie vient en quelque sorte conférer sa physionomie ou son timbre individuel  à une affirmation qui semble porter sur la Vie dans sa généralité. Nous sommes  d’ailleurs en droit, me semble-t-il, de laisser ici de côté, comme la plupart  du temps négligeables, les opinions entretenues plus ou moins explicitement sur  le « principe » désigné par les deux mots la Vie. Il y aura cependant  à revenir sur ce point par la suite.
          Avant d’aller plus loin, demandons-nous quelle est  exactement la place de la biologie en tant que telle dans des réflexions comme  celles que nous tentons de développer ici. La question est délicate parce que  le mot biologie peut être pris dans des acceptions assez différentes. Quand  Bergson disait, par exemple, à tort selon moi, toute morale est biologique, il  prenait le mot dans une acception extraordinairement large. Mais, pour éviter  des confusions fâcheuses, il me semble préférable de prendre le mot biologique  dans un sens étroit et de désigner par là tout ce qui a trait à un certain  fonctionnement susceptible d’être étudié de façon strictement objective. Cette  étude en tant qu’objective précisément prétendra faire abstraction de toute  considération axiologique, c’est-à-dire laisser ouverte la question de savoir  non seulement si la Vie est bonne ou mauvaise, mais bien plus profondément si  cette question présente un sens quelconque. A la lumière de ce qui a été dit  plus haut,  on doit pourtant se demander  si cette élimination de l’élément axiologique n’est pas d’une certaine manière  arbitraire ou même absurde, puisqu’il se pourrait bien, comme je l’ai indiqué  chemin faisant, que le fait de vivre implique un rudiment d’intérêt ou  d’appétit et que l’intérêt ou l’appétit comporte en réalité quelque chose comme  une appréciation à l’état naissant. Néanmoins, il paraît être dans la logique d’une  science comme celle-là, dans la mesure où elle accorde une place toujours plus  grande aux investigations d’ordre physico-chimique, de minimiser, au point de  l’annuler pratiquement, cet élément qui apparaîtra au contraire aux philosophes  comme étant peut-être en quelque manière un réduit axiologique. Si, par  biologiste pur, on entend celui qui s’engagera le plus loin possible dans cette  voie, il faudra reconnaître, me semble-t-il, que, pour le pur biologiste, la  phrase de Blake que j’ai citée au début de cet article ne présente  rigoureusement aucun sens. Mais, d’autre part, il est apparu assez clairement  que ce n’est en aucune façon sur le terrain de la biologie qu’on peut se placer  pour éclairer le sens des attitudes que nous sommes amenés à adopter en tant  qu’humains en face de notre Vie et de l’espèce de rallonge indéterminée que  nous lui ajoutons lorsque nous parlons de la Vie. Il restera, à vrai dire, à se  demander si cette idée qu’une biologie pure, c’est-à-dire entièrement coupée de  toute référence à notre vie et en même temps à une axiologie quelle qu’elle  soit, n’est pas, sinon une fiction, tout au moins une expression assez  arbitrairement apparue d’une science beaucoup plus large, beaucoup plus ample  en son dessein fondamental. A vrai dire, c’est   la biologie elle-même qu’il appartiendra d’en décider. Mais ce qu’il  faut dire, et ce qui importe ici au premier chef, c’est que l’idée d’une  biologie qui ne fait aucune place à la valeur et même, dirait-on, à la  finalité, pèse sur la conscience de l’homme contemporain ou si elle est en  suspens dans son atmosphère mentale.
          Admettons par exemple qu’un savant parvienne à  « fabriquer la vie » ; il est bien entendu qu’une telle  invention serait immédiatement célébrée par la presse à sensation. Mais il est  probable qu’elle ne causerait aujourd’hui chez le profane à peu près aucun  étonnement ; à entendre parler continuellement de « cerveau  électronique » (sans d’ailleurs, bien entendu, être capable de comprendre  exactement à quoi ces mots s’appliquent), l’homme de la rue s’est habitué à  admettre que la technique a d’ores et déjà plus ou moins complètement percé  « le secret de la vie », qui dès lors a subi une sorte de dévaluation  générale. Mais au bénéfice de quoi cette dévaluation s’est-elle produite ?  Sans doute faut-il répondre au bénéfice de l’homme, de l’ingénium humain qui se  traduit par le développement de la technique. On se garde d’ailleurs, bien  entendu, de s’interroger sur des conditions de possibilité ou d’enracinement de  cette intelligence ou de cet ingénium considéré en dehors de tout rapport à la  vie, à l’individuel, à l’affectif. Il est curieux de noter en passant qu’un  esprit de la plus haute distinction, tel que Paul Valéry, dans la mesure où sa  pensée est susceptible d’être vulgarisée, aura sur un plan supérieur contribué  à accréditer une notion comme celle-là, qui est d’autre part de nature à  enthousiasmer les intelligences primaires. Mais à partir du moment où s’est  posé le primat de l’intelligence technicienne, la vie, de quelque façon qu’on estime  devoir la définir, apparaîtra de plus en plus comme un certain mode d’énergie  qui ne diffère sans doute pas essentiellement des autres forces  naturelles ; rappelons-nous d’ailleurs qu’un Bernard Shaw, dans les  préfaces de ses pièces, s’est continuellement servi de l’expression Life-Force.  Si l’on admet qu’il n’y a pas, à tout prendre, de différence de nature entre la  vie et les forces ou les manifestations qu’étudient les sciences  physico-chimiques, des conséquences d’une extrême gravité s’ensuivront nécessairement ;  et je ne vise par là, bien entendu, avant tout l’idée d’une régulation  rationnelle, sinon de la vie, tout au moins de ses manifestations ; la  question d’ailleurs reste ouverte (dirais-je) de savoir si cette distinction  entre la vie et ses manifestations n’est pas une transposition de l’opposition  traditionnelle et sans doute philosophiquement périmée entre la substance et  les accidents. Mais il tombe sous le sens que l’idée de ce qu’on appelle  couramment le contrôle des naissances relève d’une pensée régulatrice et  technicistes comme celle que je viens d’évoquer.
          Il convient cependant de se rappeler ici la remarque générale  que j’ai été amené à faire chemin faisant et qui portait sur le fait que,  lorsque je parle de la vie, ce discours implique une référence de base et comme  inarticulée à ma vie. J’exprimerai  assez exactement ce que je veux dire en disant que l’expérience de ma vie, si difficile à penser  précisément d’ailleurs, irrigue, en quelque sorte secrètement, la notion  confuse que je tends à me former de la vie en deçà de tout savoir biologique.  Tout semble se passer d’ailleurs comme si le biologiste en tant que tel  estimait n’avoir à tenir aucun compte de cette communication ou de cette  articulation. Et, dans la mesure où, ainsi que nous l’avons vu, l’homme de la  rue est d’une certaine manière impressionné par cette attitude du savant, il en  viendra lui-même à obturer la communication en question et à oublier, en  parlant ou en croyant parler de la vie, sa condition de vivant.
          Mais il est évident que la réflexion phénoménologique ne  peut pas ne pas mettre en question une situation comme celle-là et le dualisme,  de toute manière absurde, qu’elle, qu’elle implique. Dualisme, redisons-le pour  clarifier, entre une expérience de soi vivant, de soi ayant vécu et ayant à  vivre, d’une part, et, d’autre part, ce qui chez l’homme de la rue n’est qu’un  savoir prétendu puisé dans quelque article de digest et qui n’a en soi qu’un  lointain rapport avec la science authentique actualisée dans la recherche (il  conviendrait néanmoins de se demander si le savant, si le biologiste lui-même  n’est pas conduit à établir quelque chose comme une cloison infrangible entre  cette science qui est la sienne et sa propre expérience de vivant qui, en tant  que telle, est après tout de plain-pied avec l’expérience de vivant de l’homme  de la rue). Ce que le phénoménologue s’interdira à coup sûr c’est de dévaluer à  priori cette expérience de ma vie qui  reste en réalité et restera toujours au départ de tout savoir considéré concrètement,  c’est-à-dire en tant qu’il ne se laisse pas réduire à un ensemble de  propositions formulées de façon à pouvoir être assimilées, ne disons pas par  n’importe qui, mais par tout être humain ayant reçu une formation préalable  adéquate ; en d’autres termes, de tout savoir scolarisé. Et je me demande  en écrivant ces lignes si nous n’entrevoyons pas ici une distinction  d’importance majeure entre le scolarisé et le non-scolarisable. Mais justement  l’expérience de ma vie, en tant que  telle, répugne sans doute fondamentalement à toute scolarisation possible, et  c’est peut-être par là qu’elle peut, d’une certaine manière, s’ouvrir sur le  sacré.
          Nous débouchons ainsi, au terme d’un long et sinueux trajet,  sur  le problème fondamental. Mais nous  avons déjà pu pressentir, en cours de route, à quel point le développement de  ce qu’on pourrait appeler, pour simplifier, une biologie sans âme tend à retire  toute signification à la phrase de Blake citée en commençant : tout ce qui  vit est sacré.
          Les données de ce problème sont toutefois encore bien plus  complexes et déconcertantes qu’il ne peut le sembler au point où nous sommes  parvenus maintenant. Il serait sûrement tout à fait faux de dire que la  désacralisation de la vie –il faudrait encore préciser davantage ce que ces  mots signifient – s’opère exclusivement sous la pression du savant ou du  technicien et des expressions vulgarisées auxquelles leur travail donne lieu.  Jusqu’à présent, le mot sacré n’a été employé ici que de façon en quelque sorte  allusive : il importe assurément de préciser la signification qu’il  comporte lorsqu’un homme tente de l’appliquer en référence à sa vie, serait-ce même de façon toute  négative. Il peut sembler au premier abord, que ce mot désigne un réseau de  rites dans lequel ma vie – entendez  par là ce qu’un être humain appelle sa vie – serait comme enserrée. Mais je  n’hésiterai pas un instant à dire quant à moi que ces rites en tant que tels  relèvent de la sociologie et que nous n’avons pas à les prendre comme tels en  considération, mais seulement pour autant qu’ils se rapportent à une certaine  réalité mystérieuse. La question restant donc ouverte de savoir si ces rites  dans une religion donnée sont autre chose que des expressions transitoires et  nécessairement inadéquates ou s’il faut les regarder au contraire comme des  institutions révélées. C’est là un terrain sur lequel il n’est pas question de  s’aventurer ici. On pourra, il est vrai, objecter que la distinction ici  établie ou présupposée entre cette réalité mystérieuse, d’une part, et ses  expressions jugées contingentes, d’autre part, est arbitraire et artificielle.  Mais ce qui la justifie à mon sens c’est le fait qu’un certain sacré dont la  nature reste justement à préciser peut subsister pour des êtres qui refusent  tout ritualisme et n’adhèrent à aucune confession déterminée. On pourra, bien  entendu, répondre que dans un cas semblable l’affirmation du sacré n’est qu’une  sorte de survivance probablement appelée à disparaître assez rapidement. Mais  ici, comme ailleurs, des considérations d’ordre génétique ne permettent pas de  décider de la valeur ou de la signification essentielle d’un jugement (c’est  ainsi qu’il ne suffira pas pour apprécier la valeur de la morale de Kant, par  exemple, de dire qu’elle est l’expression laïcisée d’un certain piétisme). Des  argumentations ou des discussions de cette sorte, dans le cas qui nous occupe,  risquent de masquer le problème essentiel qui consiste avant tout à chercher si  la désacralisation radicale de la vie – et nous avons précisément à nous  demander ce que ces mots signifient au juste – ne revient pas à la  déshumaniser : mais là encore nous nous trouvons en présence d’un mot dont  le sens doit être clairement dégagé.
          Pour éclairer ce que je veux dire, je citerai quelques  lignes d’une conférence intitulée : « Remarques sur l’irréligion  contemporaine », qui figure dan Etre et Avoir. La religion, dans sa  pureté, disais-je, fonde un ordre où le sujet se trouve mis en présence de  quelque chose su quoi toute prise lui est précisément refusée. Si le mot transcendance  a une signification, c’est bien celle-là ; il désigne exactement cette  espèce d’intervalle absolu, infranchissable, qui se creuse entre l’âme et  l’être, en tant que celui-ci se dérobe à ses prises. Rien de plus  caractéristique que le geste même du croyant qui joint les mains et atteste par  ce geste même qu’il n’y a rien à faire,  rien à changer, amis simplement qu’il vient se donner. Geste de dédicace ou  d’adoration. Nous pouvons encore dire que ce sentiment est celui du sacré,  sentiment où il entre à la fois du respect, de la crainte, de l’amour.  Remarquons-le bien, il ne s’agit nullement ici d’un état passif ; le  prétendre, ce serait sous-entendre que toute activité digne de ce nom est une  activité technique, qui consiste à prendre, à modifier, à élaborer.
          Pour comprendre à quel point il serait inexact de prétendre  que cette attitude d’adoration implique une religion confessionnalisée, il  suffit d’évoquer l’adoration d’une mère devant son petit enfant. Une expérience  à la fois aussi simple et aussi originelle que celle-là semble bien nous mettre  en présence d’un sacré qui serait en quelque manière immanent, ne disons pas à  la vie mais au vivant. Et si j’emplie ici le mot originel c’est précisément  pour marker à quel point toute tentative de réduction génétique serait ici  sinon impraticable, tout au moins inopérante.
          On pourrait d’ailleurs, bien entendu, évoquer dans le même  sens toutes sortes d’expériences portant sur la nature vivante là où elle  devient objet de contemplations, et, comme il faut toujours s’attacher à  être aussi concret que possible, je me  référerai, par exemple, à ce que j’ai pu éprouver personnellement dans certains  jardins ou bois sacrés au Japon ou, bien plus récemment, il y a quelques semaines,  aux environs de San Francisco.
          Ici encore il faut prévoir une objection : quand vous  parlez de bois sacrés, me dira-t-on, pensons par exemple à celui qui entoure le  temple d’Isé vous ne pouvez pas ne pas introduire une référence au shintoïsme,  ce qui revient à dire que le sacré ici encore ne peut pas être dégagé de ses  attaches à une certaine réalité sociologiquement définie. Mais je dirai,  parlant ici encore en phénoménologue, qu’en s’exprimant ainsi on renverse  l’ordre réel des termes : c’est à partir de cette expérience du sacré qu’il  m’a été donné de faire aux approches d’Isé, que j’ai cru peut-être le  shintoïsme appréhendé du dedans. Mais il serait contraire à toute vérité de  dire que les notions très vagues que je pouvais avoir sur le shintoïsme ont  contribué, à un degré quelconque, à me permettre d’éprouver ce sentiment. Au  reste, il n’est certainement pas nécessaire de faire 10 ou 15 kilomètres pour  rencontrer le sacré, et je parle ici encore une fois du sacré qui nous intéresse  ici dans la perspective adoptée, c’es-à-dire d’un sacré directement lié à la  vie. Je note, seulement parce que cela me paraît important pour toute notre  recherche, que les Japonais semblent avoir été sur cette voie beaucoup plus  loin que les Occidentaux.
          Ces indications ou ces touches, dans leur discontinuité même,  ont pour objet à mes yeux d’attirer l’attention aussi concrètement que possible  sur ce nexus qui est impliqué dans  l’affirmation de Blake. Chacun aura à reconnaître, me semble-t-il, s’il est  sincère, qu’il y a dans sa vie comme des points d’affleurement de cette  expérience. Mais en même temps il est tout à fait certain que toutes les forces  qui sont à l’œuvre dans le onde que nous voyons prendre corps autour de nous,  semblent être coalisées pour encourager un mode de pensée qui revient à frapper  ces expériences de nullité, de préférence en les déclarant tributaires d’un  sociologie génétique propre à les dévaluer.
          Ici encore risque de nos être adressée une objection dont on  ne saurait sous-estimer la valeur au moins apparente : « Comment ne  voyez-vous pas, dira-t-on, que si ce n’est qu’à partir d’expériences comme  celles que vous évoquez, et qui ont un caractère sporadique et comme  inarticulé, que vous espérez conférer un contenu au mot sacré dans sa référence  à ce que chacun de nous appelle sa vie vous allez à un échec certain. S’interroger, comme vous avez prétendu le faire,  sur les rapports de la vie et du sacré, c’est impliquer de façon au moins  hypothétique que le sacré existe, qu’il a une consistance ; autrement, on  se contenterait de rechercher si, par certains de ses aspects, peut-être les  plus contingents, la vie est de nature à éveiller chez tel ou tel des réactions  affectives dont on pourra toujours penser qu’elles ne sont que les survivances  exténuées de croyances effondrées, vénérables ou non.
          Comme toute objection honnête, celle-ci  a le mérite de nous contraindre à serrer de  plus près ce que j’ai voulu dire en parlant d’une mystérieuse réalité. Il faut  sûrement reconnaître que, si les réactions évoquées sont d’ordre exclusivement  affectif, elles ne peuvent pas être regardées comme dignes d’être retenues dans  un contexte comme celui-ci. Mais il est certain qu’en fait nous sommes ici  au-delà de la simple affectivité et que le sacré n’est tel que s’il détermine  un comportement. Ce que nous avons cru voir, chemin faisant, c’est que ce comportement  est d’une nature opposée à tout ce qui pourrait ressembler à la mise en  pratique d’une technique ou plus concrètement encore à tout ce qui pourrait  être de l’ordre du savoir-faire ou de la manipulation. Mais cette détermination  négative ne saurait suffire et il convient, en particulier, de s’attacher très  soigneusement à définir les sens très hiérarchisés d’un verbe tel que  respecter. Il est évident que ce verbe, comme tant d’autres, comme servir par  exemple, est sujet à une véritable dévaluation. Songeons, par exemple, à ce que  c’est que respecter une consigne : ça veut dire tout simplement s’y  conformer, peut-être automatiquement ou encore pour éviter les conséquences  fâcheuses auxquelles on s’exposerait en l’outrepassant. Une telle façon de  respecter ne comporte en réalité rien qui ressemble à ce que nous appelons,  d’une façon générale, le respect. Mais nous n’aurons aucune peine à imaginer  des cas concrets où le respect proprement dit pourra entrer en ligne de compte.  Prenons par exemple celui d’une conversation avec un être en proie  à une grande douleur morale. Ici respecter  sera tout autre chose que se conformer à une consigne : car ce respect qui  se traduira peut-être  par une certaine  qualité de silence impliquera la reconnaissance d’une certaine dignité. Sans  même approfondir l’essence de cette dignité, nous voyons bien qu’ici nous  sommes aux abords du sacré. Un autre exemple sera plus significatif  encore ; il s’agira toujours d’une relation interpersonnelle, mais avec un  être très jeune, très innocent, dont nous aurons à respecter précisément  l’innocence en nous abstenant de propos, voire d’allusions qui risqueraient de  la flétrir ou de la polluer. Ce  qui est remarquable  ici, et sans doute important pour notre propos, c’est que l’innocence justement  – cette innocence qu’une certaine psychanalyse bien suspecte semble s’acharner  à mettre en pièces – se présente à nous comme originelle ; plus  profondément encore, il semble que ce caractère originel soit le signe d’une  intégrité. Ici encore, bien entendu, prenons garde à la valeur exacte des mots.  Le terme d’intégrité n’est pas pris dans le sens qu’on lui donne lorsqu’on  parle d’un homme intègre, mais dans une acception ontologique. Autrement dit,  nous aurions conscience, peut-être à vrai dire d’une façon très confuse, d’être  en présence d’un état premier et révélateur. Mais révélateur de quoi ? Il  est justement très difficile et même en quelque façon impossible de répondre à  cette question. Les mots dont nous pourrons nous servir et qui seront tous  empruntés à quelque champ d’expérience particulier, que ce soit celui  d’éclosion ou de jaillissement, ne pourront que pointer, en quelque sorte, dans  la direction de ce qui serait comme une fraîcheur intacte, comme l’essence d’un  printemps absolu. Et en orientant notre regard dans cette direction nous  pourrions même apercevoir comme une lointaine possibilité de relier cette sorte  de virginité à ce qui, dans une tout autre dimension, serait à proprement  parler sainteté – sanctitas.
          En ce qui me concerne, c’est là, c’est exclusivement là, me  semble-t-il, après y avoir longuement réfléchi, que je crois pouvoir discerner  comme une articulation du sacré et de la vie. Il n’y a d’ailleurs pas à se  dissimuler qu’une position semblable est extrêmement difficile à tenir et cela  pour cette raison profonde que ce que nous appelons la vie dans son déroulement  même, et par la fatalité de vieillissement et d’usure qui semble lui être  immanente, se présente à l’observation comme en quelque façon tournée ou  dressée contre cette intégrité qui est sienne, semble-t-il, au départ. Il  paraît bien difficile de contester qu’elle soit, sinon dans son principe dont  nous ignorons tout, au moins dans ses manifestations, comme grevée de cette contradiction  et par là s’éclaire l’embarras qui est le nôtre lorsque nous tentons de dégager  les rapports entre la vie et le sacré. Tout se passe, semble-t-il, comme si une  sorte d’assurance initiale et comme invincible était en nous combattue sans  relâche par le jugement critique fondé sur l’observation de ce que la vie est  en fait avec tout ce qu’elle comporte seulement d’usure, mais de gaspillage, de  destruction sans merci. Il est, dès lors, tout à fait compréhensible que  s’installe, en nous d’abord, un pessimisme aussi radical que celui de  Schopenhauer, mais que celui-ci cède la place au moins superficiellement, ne  disons pas à une espérance, mais à une ambition : celle-là même qui a été  évoquée dans la première partie de cette communication et qui est de nature  purement technocratique. Mais, en même temps, et par une sorte de paradoxe que  les technocrates auraient grand tort de négliger, à mesure que cette entreprise  prend corps, qu’elle développe ces conséquences rationalisantes, une inquiétude  s’éveille en nous et grandit, un protestation s’articule, et cette protestation  serait incompréhensible si elle ne prenait pas sa source dans l’assurance  séminale que j’ai dite.
Le mot intégrité pris dans son sens le plus fort, et associé  à l’épithète originel, est-il de nature à nous livrer rien qui ressemble à la  clé d’un domaine qui apparaît à l’examen étrangement défendu, si même il ne se  dérobe pas tout à fait devant qui tente au moins de le cerner ! Il semble  que ces mots aimantent, tout au moins en quelque façon, l’attention méditative  du philosophe. Car leur intervention nous aide à comprendre que le spectacle de la vie ne peut que nous  détourner de tout ce qui permettrait de la sacraliser. Il importe que la vie  soit surprise comme en son centre ; et ne faudrait-il pas dire que  celui-ci ne se révèle qu’à l’amour ? Ce mot est lâché, on est aussitôt  tenté de le reprendre tant il est grevé d’équivoques qui l’alourdissent et  semblent en dénaturer le sens. J’ai parlé naguère, dans Homo Viator si je ne me trompe, de la dénonciation d’un certain  pacte nuptial entre l’homme et la vie. Ces mots, qui ont rencontré un écho chez  beaucoup de lecteurs, ne prennent une signification que si est évoqué justement  un accueil de la vie, une bienvenue qui ne peut se rencontrer que chez un cœur aimant.  Nous  savons assez qu’un Schopenhauer  était précisément tout le contraire. Mais ici, nous fera-t-on remarquer avec  une sévérité qui peut paraître justifiée, est-ce que vous ne sacrifiez pas la  rigueur que vous aviez paru vouloir sauvegarder à une détestable  sentimentalité ? Sans doute paraît-il en être ainsi. Mais peut-être parce  qu’on ne prend pas la peine de serrer de près ce terme d’amour qui ne saurait  se réduire à une vague effusion. Il s’agit de bien autre chose. Je me rappelle  par exemple qu’un psychiatre de Tubingen, qui avait entendu une de mes  conférences à Fribourg, me disait, à l’appui des idées que je viens d’exposer,  qu’un nourrisson, même entouré des meilleurs soins dans un établissement  modèle, souffre dans son développement, dans son être, du fait qu’il est privé  de l’amour ou de la sollicitude maternelle. Comment ne pas voir que cette  frustration est justement une atteinte à l’intégrité originelle ? Mais ce  qui est remarquable, c’est que des observations sans doute analogues pourraient  être faites à propos de l’apprivoisement des animaux ou de la culture des  fleurs. Il semble bien qu’ici et là un art soit requis dont le principe réside  précisément dans le cœur et qui ne se laisse  sûrement pas réduire à une technique, c’est-à-dire à un savoir-faire dont les  éléments se trouveraient dans quelque manuel. Cet art implique un don de soi ou  peut-être, plus exactement, une attitude révérencielle que désigne le terme de  piété. Voyons clairement ce que cette attitude exclut : c’est en réalité  la prétention de maîtriser pour exploiter. Le mot allemand Gelassenheit, mot  presque intraduisible, et qui donne son titre à un écrit récent de Heidegger,  me paraît rendre précisément cette disposition si contraire à celle qui anime  le pur technicien. Il va de soi que c’est chez le poète qu’elle trouve sa plus  parfaite expression. Et ne pensons pas seulement ici à Blake mais, beaucoup  plus près de nous, à Rilke. Il y a d’ailleurs tout lieu de penser qu’à une  époque déjà assez lointaine le poète et le naturaliste ont pu parfois se  trouver confondus. Le rationalisme, surtout chez le cartésien, a bien entendu  contribué à provoquer ici une dissociation qui était sans aucun doute  indispensable pour le progrès de la science. Mais ceci ne veut pas dire que  cette dissociation n’ait pas été, à certains égards, dommageable. Et il n’est  pas sans intérêt de constater que chez certains savants et penseurs  d’outre-Rhin – je pense par exemple au botaniste Hans André – il semble qu’on  assiste à un effort pour rétablir, dans une perspective qu’on trouve déjà chez  d’autres, cette unité déjà perdue. C’est là, me semble-t-il, c’est  exclusivement là, dans cette zone si difficilement repérable, que l’affirmation  de Blake, d’où nous sommes partis, peut prendre une signification. Et comme presque  toujours en de tels domaines, c’est par la voie négative que peut se faire, ne  disons pas la démonstration, mais le travail préliminaire d’une pensée  récupératrice. Nous voyons aujourd’hui, même si cette connexion ne paraît pas, au  premier abord, rationnellement justifiable, que ce sont les mêmes forces qui  s’exercent en faveur de la désacralisation ou même simplement de la dévaluation  de la vie et qui tendent à déshumaniser l’homme, à l’humilier devant les  produits de sa propre technique. La découverte de cette connexion est, si je ne  me trompe, au principe même de cet Institut, et c’est elle, c’est cette  connexion même qui fonde la nécessité d’une coopération entre des hommes qui  représentent des disciplines différentes mais qui sont également déterminés à  lutter contre ce qui présentement et manifestement tend à précipiter un  développement que nous déclarons aberrant.
        Comme j’ai eu l’occasion de le dire lors du colloque de  l’Institut de la Vie au château de Dampierre, le problème fondamental est ici  axiologique : mais il ne s’agit pas de revenir à la poussiéreuse  philosophie des valeurs qui surtout en Allemagne a suffisamment montré son  impuissance due à des présupposé idéalistes dont la critique a maintenant fait  justice :  c’est l’enracinement des  valeurs dans le concret et, disons-le, dans la vie que nous avons à affirmer,  et cette affirmation ne doit pas garder un caractère purement théorique, elle  doit au contraire se spécifier au maximum à la lumière des cas précis dont l’expérience  ne cesse de nous montrer le caractère tragique et même angoissant. Ce n’est  certes pas un hasard si le Professeur Marois, à qui j’exprime ici ma gratitude,  a rencontré partout une réponse immédiate, et aussi enthousiaste, surtout, bien  entendu, chez des hommes jeunes ; j’y insiste, car en un tel domaine il  convient, je le dis à regret, de se méfier des hommes de mon âge. L’inertie que  nous constatons trop souvent chez eux est secrètement encouragée, oui, à leur  insu, par le fait qu’ils disparaîtront peut-être avant que les pires  conséquences de leur aveuglement aient eu le temps de se manifester ; cet  espoir inavoué peut d’ailleurs être démenti, car, de nos jours, les événements  vont vite et nulle part plus qu’ici ne se manifeste ce que mon ami Daniel  Halévy a appelé l’accélération de l’histoire. Vous aurez compris sans doute que  la conscience angoissée de cette accélération est à l’origine et au cœur de  tout ce que j’ai tenté de dire aujourd’hui. 
 DE L’AMBIGUITE DE LA SCIENCE
          A L’INSTITUT DE LA VIE
        
Jean ROSTAND
          De  l’Académie Française
Nous savons tous que la science représente pour l’humanité à  la fois le plus grand essor et la plus grande menace. Ce n’est pas  d’aujourd’hui qu’on lui voit ce double visage, et Rabelais déjà dénonçait les  périls d’une « science sans  conscience », Bacon prévoyait les fruits vénéneux d’une science dénuée  de charité.
          Que les pouvoirs conférés à l’homme par la science, et par  la technique qui en est issue, puissent être employés au mal comme au bien,  c’est une telle évidence qu’on s’en voudrait d’y insister. La science, ce sont  les vaccins, les sérums, les anatoxines, les antibiotiques ; mais ce sont  aussi les explosifs, les gaz asphyxiants, les bombes nucléaires. Les microbes servent  à lutter contre les maladies, ils pourraient aussi servir à répandre de  meurtrières épidémies. C’est l’homme qui, en fin de compte, décide de la valeur  humaine ou inhumaine de la vérité ou du pouvoir, selon qu’il aura choisi entre  les deux lois contraires qu’a si   magnifiquement définies le grand Pasteur en 1888 :
« Une loi de sang et de mort qui, en imaginant chaque jour de nouveaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours prêts pour le champ de bataille, et une loi de paix, de travail et de salut, qui ne songe qu’à délivrer l’homme des fléaux qui l’assiègent. L’une ne cherche que conquêtes violentes, l’autre que le soulagement de l’humanité. Celle-ci met une vie humaine au-dessus de toutes les victoires ; celle-là sacrifierait des centaines de mille existences à l’ambition d’un seul. »
Mais nous avons appris, depuis lors, que les pouvoirs de la  science, même mis au service du bien, même utilisés à des fins pacifiques et  salvatrices, peuvent avoir de redoutables effets et concourir au mal. Science  avec conscience n’est pas toujours innocente, il s’en faut. Dans les  conséquences du progrès scientifique, le bien et le mal s’entremêlent. La loi  de salut et de paix a ses victimes, comme la loi de sang et de mort.
          Cette ambiguïté essentielle de la science est une notion  moderne dont Pasteur n’avait point le soupçon.
          Le développement de l’industrie atomique constitue une  menace pour le patrimoine héréditaire de l’homme ; et de même  l’utilisation médicale des rayons X, ainsi que l’emploi des médicaments  chimiques. Plus généralement, la médecine, dans la mesure où elle est efficace  et remédie aux maux de l’individu, contribue à affaiblir, à dégrader l’espèce,  puisqu’elle contrecarre le jeu de la sélection naturelle en favorisant la  survie et la reproduction des sujets héréditairement tarés et débiles.
          Conflit entre l’ambition technique de l’homme et sa sécurité  biologique, conflit entre les intérêts de l’individu et les intérêts de  l’espèce… ils ne sont pas les seuls. Et ce sera précisément l’une des tâches du  jeune Institut de la Vie que de rechercher les moyens d’abolir, ou tout au  moins d’atténuer, ces dangereux antagonismes.
          A cet effet, il se propose d’instituer des confrontations,  de provoquer des échanges de vues entre physiciens, techniciens, biologistes,  médecins et aussi psychologues, sociologues, moralistes, juristes.
          Déjà souhaitables aujourd’hui, de telles rencontres le  seront toujours davantage. A proportion que l’Homme étendra son pouvoir et son  savoir, il se heurtera à des difficultés grandissantes, puisque, pouvant de  plus en plus, il discernera de mieux en mieux le caractère équivoque de son  action. Tandis que sa puissance aggravera ses responsabilités, sa lucidité  affinera ses scrupules.
          C’est le lot de l’aventure humaine que de se faire sans  cesse plus ardue et plus embrouillée. Espérons que l’Institut de la Vie saura  aider l’homme dans sa marche difficile.
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