Pierres blanches (suite)
PASSE ET AVENIR DE LA VIE
        Science et responsabilité        
        
        Maurice MAROIS, Professeur Agrégé à la Faculté de Médecine de Paris

La révélation écrasante des dimensions de l’univers invite à  une méditation morose sur la petitesse de l’homme. Le soleil est situé à 149  millions de kilomètres de la terre. Son volume, un million trois cent mille  fois le volume de la terre, est inférieur à un cent milliardième du volume de  la galaxie à laquelle il appartient : la voie lactée. La voie lactée est  un immense vaisseau d’un diamètre de deux cent mille années-lumière (la vitesse  de la lumière est de 300000 kilomètres à la seconde, une année-lumière  représente une distance de 9460 milliards de kilomètres). Et la voie lactée  charrie cent millions d’étoiles. Or la dimension des étoiles varie entre les  naines blanches plus petites que la terre et les géantes rouges d’un diamètre  de quatre cent cinquante fois celui du soleil. Dans cette voie lactée, le  soleil ne représente qu’un grain de sable par rapport à l’Europe.
          Or la voie lactée n’est pas seule. On a compté plusieurs  millions de galaxies chacune formée de millions d’étoiles ; ces galaxies  sont distantes les unes des autres de deux millions d’années-lumière. Les  radiotélescopes permettent de capter les ondes émises par les galaxies à huit milliards  d’années-lumière. Les marches extrêmes de l’univers seraient à dix milliards  d’années-lumière, soit à 94600 milliards de milliards de kilomètres. 
          En face de cet univers gigantesque, l’homme est saisi du  vertige de l’immense. Il s’interroge sur le sens de la vie et sa première  réaction est l’effroi.
          « En regardant l’univers muet et l’homme sans lumière,  abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir  qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il devient en mourant,  incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait  porté endormi sur une île déserte et effroyable et qui s’éveillerait sans  connaître où il est ,sans moyen d’en sortir. Et sur ce, j’admire comment on  n’entre point en désespoir d’un si misérable état. »
          A cette méditation de Pascal, répond celle de l’astronome  Jeans : « A quoi se réduit la vie ?  Tomber comme par erreur dans un univers qui de toute évidence n’était pas fait  pour elle ; rester cramponnés à un fragment de grain de sable, jusqu’à ce  que le froid de la mort nous ait restitués à la matière brute ; nous  pavaner pendant une toute petite heure sur un tout petit théâtre, en sachant  très bien que toutes nos aspirations sont condamnées à un échec final et que tout  ce que nous avons fait périra avec notre race, laissant l’univers comme si nous  n’avions pas existé… L’univers est indifférent ou même hostile à toute espèce  de vie », achève Jeans.
          Il est vrai qu’aujourd’hui une perspective d’évasion s’offre  à l’homme car il peut désormais s’arracher à l’attraction de la terre, tourner  en rase-mottes autour d’elle ou gagner la proche banlieue : la lune. Mais  le rêve d’évasion de la terre et de colonisation d’autres astres s’évanouit  devant la réalité d’un univers inhospitalier pour la vie. Car, la température  des géantes rouges est de 3500 degrés. Celle du soleil de 6000 degrés en  surface et de 20 millions de degrés en profondeur, celle d’autres étoiles de  23000 degrés. Une étoile sur cent mille ou seulement sur des millions a des  chances de posséder des planètes. Et, pour une planète, la chance est très  minime de réunir les conditions propices à la vie. Et même si ces planètes  existaient, il faudrait encore abolir le temps ou soustraire la vie à son  déroulement inexorable pour que l’astronef qui accéderait jusqu’à elle ne  dépose pas sur son sol qu’un squelette blanchi.
          Quant aux planètes accessibles, même si l’on méconnaît les  problèmes que poserait l’implantation de la vie sur leur surface, elles  n’offrent à l’homme qu’un intérêt à la mesure de leurs dimensions  restreintes : la surface de la lune n’est que le quinzième de la surface  de la terre, celle de Mars le quart. Seule Vénus est de la même dimension que  la terre, mais elle n’est pas hospitalière.
          Ainsi, la terre qui a vu naître l’homme apparaît-elle comme  une terre prison. Terre prison dans l’avenir immédiat, terre tombeau  lorsqu’elle aura accompli son destin cosmique. Dans deux à six milliards  d’années, l’augmentation de la température rendra la vie impossible sur le  lobe. Alors, « l’espèce humaine passera comme ont  passé les Dinosauriens et les Stégocéphales. Toute vie cessera sur la terre,  qui, astre périmé, continuera de tourner sans fin dans les espaces sans bornes.  Alors de toute la civilisation humaine ou surhumaine, découvertes,  philosophies, idéaux, religions, rien ne subsistera. Et partout soutenue par  les mêmes illusions créatrices des mêmes tourments, partout aussi absurde,  aussi vaine, aussi nécessairement promise dès le principe à l’échec final  et  à la ténèbre infinie ».
          Telle est l’admirable méditation de Jean Rostand  sur la mort finale promise à l’homme.
          Mais avant de céder au vertige de l’absurde, il est  temps d’interroger le biologiste sur ce qu’il sait de la vie.
          Ce qui frappe, dans le phénomène vivant, c’est la  puissance de son mouvement d’organisation et de conquête de la matière. Et,  obscurément sans doute, contre l’évidence de la démesure des forces  élémentaires et aveugles de la matière, le biologiste croit aux ressources  inépuisables et imprévisibles de la vie. Et ses incertitudes ne sont pas des  désespoirs.
          Nous allons mesurer les dimensions majestueuses de  la vie, rechercher la distinction entre le vivant et l’inanimé, découvrir le  caractère exceptionnel et improbable de la naissance de la vie, évaluer les  limites d’adaptation de la vie menacée et nous   interroger sur la condition de l’homme.
La vie n’a pas été improvisée. Elle vient du fond  des âges et elle a évolué, progressé. Voici une page d’histoire ;
          Il y a trois milliards et demi d’années la  primitive écorce de la terre s’achevait. Dans des sédiments très anciens datant  de deux milliards et demi d’années, la présence de carbone organique associé à  de la pyrite apparaît comme la première manifestation de la vie. Dans le silex  du Canada méridional on a retrouvé des thalles d’algues bleues et de  champignons qui datent d’un milliard huit cents millions d’années.
          L’étage le plus ancien de l’ère primaire, le  cambrien, renferme déjà des fossiles très évolués ; ainsi, au début de l’ère  primaire, tous les embranchements du règne animal avaient terminé leur  évolution à l’exception des vertébrés.
          Nous ne savons pas comment s’est réalisée la différenciation  des grands groupes zoologiques, mais nous savons que l’évolution des êtres  organisés est un fait historique.
          La ligne d’évolution progresse du simple au complexe.  Et la paléontologie nous montre cette lente montée de la vie vers les formes  supérieures d’organisation. La période archaïque fut le règne des vers, des  mollusques, des étoiles de mer ; l’ère primaire (trois cents millions  d’années), celui des insectes et des poissons ; l’ère secondaire (cent  trente millions d’années), celui des reptiles et des sauriens ; l’ère  tertiaire (soixante-dix millions d’années), celui des mammifères et des  oiseaux ; l’ère quaternaire (un million d’années, c’est-à-dire seulement  dix mille siècles), celui des anthropoïdes. Il y a cent mille ans a surgi  l’homme. 
          Ainsi la vie a été modelée par l’effort de milliers  de siècles.
          La vie semble attacher du prix à son maintien :  pour qu’un seul homme soit conçu, la glande sexuelle mâle produit pour une  seule émission de liquide séminal, deux cents à trois cents millions de  spermatozoïdes (c’est-à-dire le chiffre de la population d’Europe  occidentale) ; dix émissions représentant l’ensemble de la population de  la terre. Les ovaires d’une seule femme renferment quatre cent mille ovules,  dont quatre cents sont émis à raison d’un tous les vingt-huit jours au cours  des trente ans de la vie génitale de la femme.
          Des milliards de spermatozoïdes, des centaines de  milliers d’ovules, pour que d’un couple aient quelque chance de naître deux ou  trois enfants.
          Ainsi, la vie dépense sans compter pour survivre.
          Au point de vue physico-chimique, la vie est lutte  contre la montée de l’entropie, c’est-à-dire contre l’accroissement du désordre  de l’infrastructure, désordre qui conduit à l’équilibre thermodynamique final,  à la mort.
          Considérons enfin l’émouvante opiniâtreté de la vie  à persévérer dans l’être. Certaines espèces sont les obscurs témoins des  premiers âges. Elles ont traversé les siècles en se reproduisant identiques à  elles-mêmes jusqu’à nos jours. Vers quel rendez-vous ? Et voici  qu’aujourd’hui l’homme peut se dresser contre cette marche éternelle  dont parle Bataillon.
          Cette vie au passé fabuleux, et qui s’opiniâtre à  persévérer, est animée d’une prodigieuse force d’expansion. Une seule bactérie  se divisant dans des conditions de milieu favorables pourrait  en huit jours, par progression géométrique,  constituer une masse de matière vivante supérieure à la masse de la terre. La  masse de matière actuellement vivante ramenée à une couche uniforme à la  surface du globe occuperait une épaisseur théorique de 10 centimètres, les  humains représentent l’épaisseur dérisoire de 2/1000 de millimètre.
          Telle est l’ampleur, telle est la majesté du  mouvement de la vie.
Après avoir ainsi pris les mesures du phénomène  vivant, cherchons les différences entre le vivant et l’inerte. Comment  distinguer la vie du monde inanimé ?
          Les matériaux qui la constituent sont de même  nature que ceux du reste de l’univers. L’analyse spectroscopique des astres  permet d’identifier les mêmes éléments que ceux observés sur notre terre. Le  matériau commun est formé par les constituants de l’atome : proton,  neutron, électron. La seule différence avec le reste de l’univers, c’est le  degré d’organisation. La vie est une forme supérieure d’organisation de la  matière.
          Pour s’organiser, la vie devait disposer à  l’origine d’atomes stables, c’est-à-dire no radioactifs, et de certaines  conditions de température et d’énergie pour la synthèse des grosses molécules. « Si  malgré leur énormité et leur splendeur les étoiles n’arrivent pas à pousser la  genèse de la matière beaucoup plus loin que la série des atomes, c’est en  revanche sur les très obscures planètes et sur elles seules qu’a des chances de  se poursuivre la mystérieuse ascension du monde vers les hauts complexes. Un  concours de chances scandaleusement fragiles préside à la naissance des êtres  les plus précieux et les plus essentiels. Enveloppée de la buée bleue d’oxygène  qu’inhale et qu’exhale la vie, la terre flotte exactement à la bonne distance  du soleil pour qu’à sa surface les chimismes supérieurs s’accomplissent. Malgré  son exiguïté et son isolement, c’est elle qui porte attachés à ses flancs la  fortune et l’avenir du monde. » Ainsi s’exprime Teilhard  de Chardin qui, dans une extrapolation lyrique au-delà de la science, attribue  à ce phénomène de la vie si étonnamment localisé une importance majeure dans  l’économie de l’univers.
          Concours de chances scandaleusement fragiles,  improbabilité de la naissance de la vie, tel est aussi l’enseignement de la  physicochimie.
          Pour le physicien Niels Bohr, prix Nobel, la vie  n’est pas réductible à la physique, car elle se présente comme une extension –  par – analogie- de deux principes de la physique moderne : d’incertitude  et de complémentarité. Et l’un de ses caractères les plus étonnants est  l’improbabilité de ses structures. Il est très frappant de constater par  exemple que tous les composés organiques naturels sont doués de pouvoir  rotatoire, c’est-à-dire qu’ils dévient la lumière polarisée. Cette  manifestation d’asymétrie est actuellement inexplicable et c’est pourquoi il  faut admettre,  que, il y a des dizaines  de millions d’années, ont été réunies fortuitement les circonstances permettant  l’apparition de la première substance douée de pouvoir rotatoire ; cette  substance devait être elle-même capable de duplication, c’est-à-dire  d’autoreproduction.
          Ainsi, ce sont les considérations physicochimiques  qui font attribuer à la vie un caractère improbable dont les conditions  d’éclosion ont été réunies une seule fois.
          L’hypothèse d’un événement unique à l’origine de la  vie est encore soutenue par la constatation de l’unité du monde vivant :  unité de structure, unité des mécanismes de maintien et de propagation. Les  degrés d’organisation sont différents, mais les processus fondamentaux sont  communs. Le microscope électronique a révélé l’unité de structure des organites  contenus dans le protoplasme. Tous les êtres vivants sont formés de cellules  isolées ou assemblées. Il n’y a pas de vie sans cellule. Or, dans toutes les  cellules, des bactéries jusqu’aux végétaux et aux hommes, on retrouve les mêmes  éléments : un cytoplasme fondamental, des mitochondries et des  chromosomes. La cellule des deux règnes, végétal et animal, obéit aux mêmes  lois lorsqu’elle se divise. Des acides nucléiques construits selon le même  schéma constituent les chromosomes des plantes et des animaux. Les phénomènes  de la sexualité dans les espèces supérieures végétales ou animales sont les  mêmes : réduction chromatique, c’est-à-dire division par deux du nombre de  chromosomes, puis fécondation réalisant la fusion des deux demi-cellules  germinales et assurant, ainsi, la constance du nombre des chromosomes  caractéristique d’une espèce. Il n’est pas jusqu’aux bactéries qui ne  manifestent de sexualité : au moment de l’accouplement, on assiste à  l’injection d’acide nucléique d’une bactérie dans l’autre.les pigments  respiratoires sont construits selon le même schéma de la chlorophylle à  l’hémoglobine. Et c’est la même hormone qui commande le chant du coq, la parade  nuptiale du poisson et les manifestations de la sexualité chez l’homme.
          Cette notion d’unité doit être complétée par celle  d’interdépendance du monde vivant. Double interdépendances sur le plan de son  évolution puisque, historiquement, les formes supérieures procèdent des formes  inférieures, interdépendance sur le plan de son maintien car le règne animal  dépend totalement du règne végétal : grâce à l’assimilation  chlorophyllienne, celui-ci apporte les matières organiques qu’il ne sait pas  synthétiser. Un autre aspect de l’interdépendance est l’étrange équilibre  dynamique de la terreur entre les espèces qui se dévorent entre elles pour  survivre.
          Nous avons vu peu à peu se dégager la distinction  entre le vivant et l’inerte. En un mot, la matière vivante constitue des unités  autonomes d’organisation, capables de se reproduire identiques à elles-mêmes.  Il est temps de décrire les éléments essentiels qui organisent cette matière et  qui, doués de continuité génétique, se reproduisent. Ces éléments sont les  acides désoxyribonucléiques, constituants des chromosomes. Ces acides sont des  assemblages selon une architecture en double hélice, de molécules formées d’un  sucre, d’un acide : l’acide phosphorique, et de bases. Il existe autant de  dispositions particulières de ces acides nucléiques que d’espèces animales ou  végétales. C’est dire que le nombre de dispositions possibles est fabuleusement  élevé. Il est vraisemblable que, pour employer le langage cybernétique, le  volume des chromosomes est suffisant pour renfermer toute l’information  nécessaire à l’édification d’un organisme. Les acides nucléiques constituent  des codes de quatre chiffres et des alphabets de vingt lettres. Les  possibilités de transfert d’information par de tels moyens sont considérables.  Par exemple, une chaîne de neuf acides aminés, pris successivement dans la  vingtaine de ceux que nous connaissons, peut se présenter sous forme de cinq  cent douze milliards de structures différentes. Avec cet alphabet la vie  compose, défait et recompose à l’infini ce monde de formes d’une inépuisable  richesse.
          Et voici que l’homme à son tour pourra bientôt  utiliser cet alphabet. Récemment, il a été possible de faire la synthèse,  c’est-à-dire de fabriquer au laboratoire, des acides nucléiques, grâce à des  enzymes extraites de micro-organismes.
          Si l’on rapproche ces travaux de ceux de  Frenkel-Conrat qui, en assemblant un acide nucléique et une protéine  reconstitue des virus artificiels, on voit que nous sommes tout près de la  synthèse de la matière vivante. Corrigeons cette notion par deux  restrictions : la première, c’est que nous ne savons pas synthétiser les  enzymes qu’il a fallu emprunter aux micro-organismes, la seconde est que les  virus ne sont pas des organismes complets : ils  ne se reproduisent qu’en parasitant une  cellule vivante. En dehors de la cellule, ils sont des composés chimiques  inanimés dépourvus d’autonomie.
          Pour achever cette description des relations entre  la vie et la matière, il nous faut bien rappeler que l’incessant échange entre  l’inanimé et le vivant se fait dans les deux sens. A chaque instant, la mort  fait équilibre à la vie et nous savons bien que chaque battement de notre cœur  scande la marche vers notre mort. La vie est, selon l’expression de Goethe, « la  durée dans le changement » et selon l’image  d’Héraclite « le fleuve toujours changeant dans ses vagues mais  éternel dans son cours ». Mais la mort donne à la  vie de nouvelles chances pour de nouveaux essais. La vie recommence à chaque  nouvelle naissance. Neuve est la vie pour chaque être qui naît et neuf son  élan. Chaque être qui naît est le matin du monde.
          La vie se fraie son chemin à travers la matière. La  menace surgit à chaque pas. A la menace répond l’adaptation.
          Je ne décrirai pas, parce qu’ils sont trop connus,  les magnifiques procédés que la nature a trouvés pour adapter les organismes à  leur milieu et les organes à leur fonction. Je n’évoquerai pas la finalité interne  - notion aujourd’hui unanimement acceptée par  les biologistes, au-delà des querelles du finalisme et du déterminisme – et qui  fait qu’un œil voit, qu’un poumon respire et que le rein excrète. Je  n’évoquerai pas davantage les extraordinaires exemples de convergence de  l’évolution où l’on assiste à la formation d’organes construits selon le même  type d’organisation, formation empruntant des itinéraires différents chez des  espèces très éloignées : je pense à la ressemblance entre l’œil des mollusques  et l’œil des vertébrés. Je ne décrirai pas l’étonnante précision des  régulations hormonales et nerveuses. Plutôt que sur ces triomphes exemplaires,  je eux mettre l’accent sur les menaces qui pèsent sur ses formes supérieures.
          Lorsque les conditions de milieu varient, la vie  s’adapte.
          Voici d’abord quelques exemples d’adaptation aux  variations chimiques. L’adaptation des cellules vivantes aux substances  étrangères à sa constitution, aux poisons, est un phénomène biologique  remarquable. Les insectes opposent des armes diverses à l’agression de  insecticides : ils ferment leurs stigmates respiratoires et ils empêchent  ainsi la pénétration du poison, ou bien ils imaginent des processus chimiques  nouveaux pour transformer le poison en un produit inoffensif. Les microbes  mènent aussi leur combat contre les antibiotiques : ils modifient leur  perméabilité cellulaire, ils inventent des systèmes enzymatiques capables  d’inactiver les produits toxiques, par exemple la pénicillinase contre la  pénicilline. Ces enzymes portent le nom d’enzymes d’adaptation, et ils sont une  des manifestations de la plasticité de la vie. Enfin, sous l’action de la  pénicilline, on a vu certaines bactéries changer de forme, elles deviennent  toutes petites, on les dit invisibles et elles sont capables de traverser les  filtres les plus fins.
          Les facultés de résistance ont des limites et les  espèces incapables d’adaptation disparaissent. Ainsi s’opère une véritable  sélection qui laisse le champ libre aux espèces les mieux armées. Un double  enseignement se dégage de ces faits : plasticité de la vie qui s’adapte  entre certaines limites, disparition des espèces fragiles.
          Envisageons maintenant les variations des  conditions physiques du milieu. 
          De nombreux végétaux y répondent en produisant des  organes de résistance : graines, œufs, spores, jusqu’au retour de  conditions meilleures.
          Voici  de  petits animaux vivant dans les mousses et les lichens : les rotifères, les  nématodes, les tardigrades. Desséchons leur milieu, ils suspendent leur vie  pendant de nombreuses années s’il le faut. On peut alors les plonger dans l’air  liquide à -189°, dans l’hydrogène liquide à -254°, ou au voisinage du 0 absolu,  à -272°. Au dégel, les phénomènes physicochimiques de la vie reprennent. Et il  se peut qu’il existe des germes ou des organismes sous le pôle sud sous une  épaisseur de plusieurs milliers de mètres. Ces organismes ensevelis par les  cataclysmes géologiques attendent, avec la patience millénaire de la vie, les  conditions de leur reviviscence.
          Les organismes supérieurs ne disposent pas de  telles possibilités d’adaptation. La marge de résistance est beaucoup plus  étroite pour les êtres supérieurs que pour les êtres unicellulaires. La rançon  de l’organisation est une plus grande fragilité. 
          Ouvrons enfin le chapitre de l’action des  rayonnements atomiques sur la matière vivante. L’énigme fondamentale de la  radiobiologie est l’énorme disproportion entre l’infime quantité d’énergie  libérée par les rayonnements  et  l’importance de l’effet produit. En voici une illustration : la dose de  600 roentgens suffit à tuer un homme. Or cette dose correspond à une absorption  d’énergie de 60000 ergs soit la millième partie que notre organisme consomme en  une seconde. Mais la disproportion est encore plus grande si l’on envisage  le dommage génétique : 10 roentgens par  génération suffisent à doubler le taux des mutations chez l’homme. Cette  quantité est plusieurs centaines de milliers de fois plus petite que l’énergie  dépensée par le corps humain en une seconde.
          Tel est le premier enseignement de la  radiobiologie. Il montre en particulier que le patrimoine génétique est plus  menacé que l’individu qui en est dépositaire. Les cellules de la reproduction  sont, selon l’expression de Muller, notre patrimoine le plus sacré. Les acides  nucléiques qui le constituent contiennent la promesse de l’espèce. Or c’est  essentiellement sur eux que s’exerce la colère de la matière. Si l’on me  demandait ce que l’homme doit sauvegarder d’abord, je ne dirais pas seulement  les monuments du désert de Nubie, le Parthénon et la Chapelle Sixtine, mais ces  quelques acides nucléiques qui dans nos cellules germinales assurent d’âge en  âge la propagation de notre espèce. Les acides nucléiques sont aussi  vulnérables aux agressions chimiques. Tôt ou tard s’imposera à l’humanité  le sentiment de sa responsabilité biologique  pour assurer l’intégrité de ce matériel génétique.
          Le second enseignement de la radiobiologie est  celui de la différence de la radiosensibilité de la matière vivante selon son  degré d’organisation : 600 roentgens pour tuer un homme ; des  centaines de milliers de roentgens pour tuer une cellule isolée ; et bien  davantage encore pour détruire certains constituants de la cellule. Ainsi, plus  on monte dans l’échelle de l’organisation, plus la vie devient fragile. La  rançon de l’organisation est une plus grande fragilité, telle est l’obsédante  leçon de la biologie. En cas de cataclysme atomique, toute vie ne disparaîtra  pas de la terre, mais seulement sa forme supérieure. Après l’épreuve, la vie se  fraiera un nouveau chemin dans de nouvelles conditions de milieu ver s un  nouvel avenir. Mais l’effort de millions de siècles sera perdu.
          La vie est précieuse. La vie est fragile. Amis la  vie se défend. Voici une première expérience : une irradiation unique de  600 à 700 roentgens tue une souris. Mais en fractionnant les doses, nous  pouvons atteindre une dose dix fois plus forte sans tuer. Entre deux irradiations  successives, l’organisme a pu   entreprendre des processus de réparation ou mettre en œuvre un système  de défense. Deuxième expérience dite de parabiose. Elle consiste à réaliser  expérimentalement des siamois en cousant par le flanc deux animaux ensemble. Ce  procédé permet d’obtenir des circulations croisées. Administrons à un rat une  dose de rayons X qui tue en dix jours. Il suffit pour le sauver de lui  adjoindre, pendant quatre jours, du sixième au dixième jour après  l’irradiation, un rat normal. Troisième expérience. Il est possible de faire  survivre une souris irradiée en lui injectant de la moelle osseuse de rat.  Cette moelle va fabriquer des globules rouges de rat, et il est extraordinaire  de voir ainsi vivre des souris grâce aux cellules de rat qui circulent dans  leur sang. Le rêve des anciens, le rêve grec de la chimère est réalisé.  Quatrième expérience. Voici une amibe : nous l’irradions. Elle est  condamnée à mort. Avec une micropipette, injectons dans son cytoplasme un  fragment d’une amibe saine : elle est sauvée. La vie est allée au secours  de la vie. L’espoir apparaît aussi de conjurer l’apparition d’une conséquence  lointaine d’une irradiation faible : le cancer. Chez certaines races de  souris, l’irradiation provoque dans un délai de quelques mois une leucémie.  Administrons après l’irradiation certaines hormones, telles la cortisone ou la  testostérone : le pourcentage d’apparition des leucémies est  considérablement diminué.
          Ainsi, la vie, si précieuse, si fragile, se défend.
          Je crois que la vie est jeune. Nous sommes ses  dépositaires temporaires. Nous sommes un moment de son histoire. Une mission  millénaire nous est confiée : celle de la perpétuer. Nous avons conquis un  pouvoir nouveau : celui d’en abolir les formes supérieures radiosensibles.  Au sommet de l’évolution, l’homme détient aujourd’hui le moyen d’interrompre le  fi de son destin. Dépassons les perspectives d’une nation ou d’une  génération : ce pouvoir de suicide collectif, c’est l’héritage que notre  génération lègue  à nos descendants et  qui fait désormais partie de la condition humaine.
          Condition ou position de l’homme, tel est l’ultime  aspect du phénomène vivant.
          A la suite d’un écart de faible amplitude à  l’intérieur du groupe des primates, l’homme surgit grâce à l’apparition  simultanée d’un ensemble de caractères : acquisition de la station droite,  libération de la main qui n’est plus affectée à la locomotion, apparition du  langage articulé, développement du cerveau. C’est sur le cerveau que nous  devrions le plus longtemps arrêter notre regard, car il caractérise l’homme. Il  faudrait évoquer ici les travaux portant sur le système nerveux central, substratum  de l’esprit. Un immense labeur a augmenté notre connaissance de l’anatomie  microscopique de ce système nerveux, de sa chimie, de sa physiologie, explorée  avec les méthodes les plus fines – je pense en particulier aux microélectrodes  permettant d’interroger une seule cellule nerveuse. Notre cerveau est formé de  dix milliards de cellule nerveuses, dont les interrelations se chiffrent par  centaines de milliards. Des théories empruntées à la cybernétique ont tenté  d’expliquer comment nos structures nerveuses ont des idées. Ces théories  n’apportant qu’une vision partielle  des  phénomènes. A la fin d’une longue vie consacrée à la physiologie du système  nerveux, Sherrington, en 1950, déplairait : « Aristote, il y a  2000 ans, se demandait comment l’esprit est lié au corps, nous  nous posons toujours cette question. »  Impuissance actuelle de la science, impuissance peut-être provisoire de  l’esprit à se saisir lui-même. Déception sans doute, mais aussi admiration, car  l’état d’âme du neurophysiologiste et du psychiatre qui interrogent les  mécanismes du système nerveux central et de l’esprit est bien l’admiration. Et  même si cette attitude déborde la froide objectivité scientifique, l’évocation  m’en sera permise dans cet exposé qui se veut témoignage. Voici ce qu’en juin  1961 écrit le grand neurologue français TH. Alajouanine : « Un  rigoureux, précis et miraculeusement efficient automatisme que survole un  esprit libre et conscient, voilà l’homme et son système nerveux : libre à  chacun de s’extasier surtout sur l’automate fragile, mais merveilleusement  gouverné, ou de retenir surtout la magnifique et somptueuse superstructure  mentale. Il n’est rien de l’un sans l’autre… Il y a bien dans l’homme un robot  auquel il est asservi, mais par lequel il est servi. Mais il y a plus. Ce  robot, un esprit lui permet de le transcender… »  Ainsi s’exprime le neurologue. Transcendance ou immanence de l’esprit ?  Eternelle querelle pour laquelle les données actuelles de la biologie  n’apportent aucune lumière.
          Ce qui caractérise l’espèce humaine, c’est la  particularité d’adapter le lieu à soi-même plutôt que de s’adapter au milieu.  L’homo faber compense ses infériorités manifestes par rapport à d’autres  espèces, en prolongeant les moyens dont la nature l’a doté pour d’autres moyens  qu’il se construit. Et son pouvoir a grandi sans mesure. L’homme prolonge par  la science l’élan conquérant de la vie. Par la science, l’homme intervient dans  sa propre histoire. Nous évoquions au début de cet exposé la terre tombeau, à  la fin du destin cosmique de notre planète. Mais bien avant cette perspective  lointaine, dès demain, la conséquence prévisible des victoires des sciences  biologiques et médicales, je veux dire l’expansion foudroyante du protoplasme  humain, moisera à l’homme des problèmes biologiques graves.
          Car l’humanité explose sur elle-même. Quatre mille  ans avant Jésus-Christ, l’humanité comptait moins de dix millions d’hommes,  cent millions à la naissance du Christ, un milliard en 1830, deux milliards en  1930, deux milliards cinq cent millions en 1950, trois milliards en 1960. La  population du globe augmente actuellement de cinquante millions par ans. En  l’an 2000, elle atteindra six à sept milliards d’hommes. Si ce rythme de  croissance se maintient, le nombre des humains sera dans trois siècles de sept  cents milliards. Ce serait la densité de la ville de New-York sur les 7  milliard d’hectares habitables de la surface terrestre. Ainsi, le pullulement  des hommes conduit sur cette terre prison à une société concentrationnaire.  L’expansion démographique va aboutir très rapidement à une saturation humaine  de la terre et l’on peut imaginer le spectacle qu’offrira cet énorme groupe  humain fermé sur lui-même. Une autorégulation des naissances interviendra  inéluctablement et la société en expansion que nous connaissons fera place à  une société stable réduite à une seule communauté soumise au même destin et aux  mêmes périls, dans un décor terrestre uniformisé.
          Nous mesurons l’ampleur des problèmes que devront  résoudre les prochaines générations. Il leur faudra conjurer les dangers d’une  civilisation de masse, d’une organisation totalitaire des sociétés, de  l’engourdissement de l’esprit qui ne sera plus stimulé par l’aiguillon de la  nécessité, du marasme d’une société de travailleurs sans travail. A moins que,  selon l’hypothèse optimiste, la science n’assure l’avènement d’un nouvel âge  d’or d’où seront bannies les antiques fatalités du travail, de l’ignorance, de  la faim, de la maladie et de la sénescence, où la diffusion de la culture,  grâce aux techniques électroniques, sera universelle, un âge libéré des  servitudes mêmes de l’âge technique, grâce à l’automation, un âge marqué par la  disponibilité d’une masse innombrable d’hommes pour l’essor sans frein de  l’esprit créateur, esprit lui-même libéré des opérations subalternes  désormais  confiées aux cerveaux  électroniques.
          Notre génération porte le fardeau de la  métamorphose et une certaine responsabilité de l’avenir humain. Car nous vivons  la période critique, entre deux cultures, entre deux mondes. La révolution est  le signe de notre temps. Sa force motrice est la science dont l’élan est  irrésistible et irréversible. Elle place l’homme dès aujourd’hui entre  l’explosion de l’atome et l’expansion du protoplasme.  Et elle lui donne un pouvoir sans mesure,  dont aucune sagesse nouvelle ne vient régler l’usage.
          Cette terre est désormais son royaume, et sa  volonté démiurgique lui fait construire de ses mains un univers artificiel :  matières plastiques plus résistantes que l’acier, plus durables que la pierre  ou le bois, plus chatoyantes que la soie. Hormones artificielles de synthèse  d’action plus sélective que les hormones naturelles et bientôt protoplasme  humain asservi. Le hasard et le risque seront abolis. Marche de l’humanité vers  une forme de vie de plus en plus soumise à une implacable planification, vers  un univers qui ne laissera plus de place au poète. Et déjà s’élève la plainte  de Saint-John Perse : « le vrai drame du siècle est dans  l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme  intemporel ; au poète indivis d’attester la double vocation de l’homme. La  lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d’argile se  souvient l’homme. Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de  son temps. »
          La terre connaît la soumission du monde vivant et  matériel à la volonté de l’homme. Jadis les cataclysmes géologiques firent  disparaître les espèces. L’homme peut désormais provoquer des cataclysmes de  mêmes dimensions. Il arrache la forêt de la surface de la terre et il lui substitue  des déserts. Il supprime des biotopes millénaires où des espèces s’étaient  maintenues dans des conditions de milieu qu’il bouleverse. Il provoque  l’extinction d’espèces animales et jusque de certaines races humaines. Il  compromet dès aujourd’hui sa propre descendance par les dommages génétiques  qu’il inflige aux chromosomes de ses cellules germinales. Il  peut, par l’explosion de l’atome, abolir  toute forme supérieure de vie sur la terre.
          Face aux optimistes prophètes de l’âge d’or, nous  pensons que, dès aujourd’hui, le grave l’unique problème, est l’articulation de  la science et de  la liberté.
          Déroute de l’anthropocentrisme naïf selon lequel le  monde est un décor, la vie végétale et animale une figuration autour de l’homme  souverain, but  dernier de l’univers.  Précarité de l’anthropocentrisme, car la vie continuera sans l’homme. Triomphe  de l’anthropocentrisme, car l’univers n’est pas fait pour l’homme mais l’homme  peut se l’approprier.
          Mais la tension naît, mais le drame éclate à cause  de l’écart entre la surabondance des potentialités et la pénurie des moyens. Le  temps de notre vie est trop court pour l’accomplissement et l’épanouissement de  tous les possibles que nous portons en nous. L’espace terrestre devient trop  étroit pour notre nombre. La matière première devient insuffisante pour  l’édification et le maintien de notre protoplasme. Une biologie des limites  devra s’établir à l’extrême marche du possible. Limites des conditions de  milieu pour la vie, limites de la liberté. Dans l’un et l’autre cas, la  sanction de leur transgression est la mort.
          Nous autre, espèce humaine, savons désormais que  nous sommes limitée, car nous atteindrons dans quelques siècles à une  saturation humaine de la terre. Nous autre, espèce humaine, savons désormais  que nous sommes mortels et d’une mort que nous pouvons nous donner.
          Tels sont les grands faits nouveaux pour la  conscience d’espèce. Ainsi, en face de la prodigieuse force d’expansion de la  vie, de son opiniâtreté à persévérer, se dressent des obstacles et des  menaces : obstacles sans remède, la limite et la mort ; menaces que  nous pouvons conjurer, celles où l’homme apparaît à lui-même comme son propre  ennemi.
          Et des problèmes nouveaux se posent à notre  liberté :
          1° Devons-nous retarder l’avènement d’un monde  surpeuplé, car nous détenons aujourd’hui l’arme absolue contre l’ovule, ou  faut-il aménager notre planète en estimant que tant que la terre pourra nourrir  un homme de plus il faut l’appeler à la vie ;
          2°   L’aventure humaine doit-elle être poursuivie, car elle peut être  interrompue par volonté délibérée ou par accident.
          Telles sont les grandes options biologiques et  éthiques devant lesquelles l’humanité se trouve placée.
Le biologiste, dont l’objet est la vie, mesure les  problèmes qui se posent à sa propre discipline et aux millions d’hommes dont il  est solidaire. Et il s’interroge sur le choix des formes de son action.  Car  pour l’homme de science, toute  pensée se traduit en principes d’action. L’homme de science n’aime pas susciter  l’angoisse et la cultiver. Il résout par l’action les interrogations de son  tourment. La science est mouvement. Elle est fuite optimiste et conquérante en  avant.
          Deux problèmes immédiats se posent à la  science : celui de l’orientation des recherches futures et celui du bon  usage des découvertes scientifiques.
          L’orientation des recherches futures doit assurer  un développement  équilibré des diverses  disciplines, et mettre l’accent sur la biologie, science de la vie.
          Le problème du bon usage des découvertes  scientifiques dépasse infiniment le savant. C’est un problème de conscience  universelle. Cette conscience s’est manifestée mais d’une manière trop  fragmentaire. Comment s’en étonner alors que l’âge scientifique est un âge  nouveau, si nouveau que selon Oppenheimer, « neuf dixièmes des  hommes de science que l’humanité ait jamais connus sont encore vivants ».  Comment s’en étonner enfin, alors que les hommes de science sont des hommes  seuls. Seuls sinon par goût, du moins par profession : car à partir d’un  certain degré de recherche, ils cherchent et ils trouvent seuls, de même que,  selon la phrase terrible de Pascal, l’homme meurt seul. 
          Et c’est une situation toute nouvelle pour eux que  de sortir de leurs laboratoires pour assumer leur responsabilité sociale de  savants.
          Au-delà de l’orientation des recherches futures et  du bon usage des découvertes scientifiques, ce qui m’apparaît en question,  c’est la défense et l’illustration de l’homme. Cette défense et cette  illustration concernent tous les hommes. Elle est l’affaire de tous. Elle est  notre grande tâche commune. Mais peut-être la biologie a-t-elle sa mission  propre dans cette vaste entreprise. Certes, la biologie ne se posera pas en  adversaire de la physique. Science physique de la matière et science biologique  de la matière vivante sont l’une et l’autre l’œuvre de l’homme. L’une et  l’autre sont l’aventure de la connaissance. Le   pouvoir que donne aux hommes la biologie est comme celui de toutes les  sciences : ambigu, pouvoir de lumière et pouvoir de ténèbres. Et il a tenu  seulement au hasard de l’histoire qu’à la terreur de l’atome n’ait répondu la  contre terreur du virus, qu’à la guerre atomique n’ait répondu la guerre  bactériologique. La biologie ne saurait s’ériger en guide suprême de  l’humanité. Elle ne sécrète ni philosophe, ni morale. Et il est essentiel  qu’elle connaisse ses limites et ne sorte pas de son rôle. Mais elle seule peut  et doit définir les conditions et les moyens de la sauvegarde de la vie. Sa  première tâche assurée, la biologie peut soumettre à l’appréciation des hommes  quelques éléments de jugement sur le prix de la   vie, car le problème de la valeur de la vie se trouve posé  inéluctablement. Elle peut apporter encore d’autres éléments de base, s’il est  vrai qu’un minimum de connaissance et d’intelligence biologiques est indispensable  à un humanisme. Mais l’ambition de la biologie pourrait être plus vaste  encore : la vie est notre bien commun, hommes de science, hommes d’action  hommes de la rue. Et parce qu’elle est notre bien commun, elle nous invite à  l’unité. Tout réflexion sur ce thème rend possibles des rencontres  exceptionnelles. Nous vivons dans un monde unique, où les barrières de la  distance, des frontières s’abolissent. Mais de nouvelles frontières s’élèvent  entre les hommes, à cause du mouvement de diversification de chaque domaine  d’activité et de recherche. A cette atomisation  de l’homme doit répondre un effort d’intégration et de synthèse. Pour cet  effort, les sciences de la vie peuvent inviter toutes les disciplines à une  entreprise concertée d’affirmation de valeurs, de promotion et de salut.
          […] Dès aujourd’hui, une association légalement  constituée existe à Paris. […] Dès aujourd’hui nous sommes une étrange cohorte  d’hommes de l’abstrait et d’hommes du concret, et notre institution est un  creuset où se fondent  en un étonnant  alliage les expériences les plus différentes et parfois les plus contraires,  les philosophies les plus éloignées.
          Nous voulons édifier une structure d’accueil pour  une lire méditation sur notre condition. Mais le rassemblement des hommes de  pensée ne suffira pas à notre propos. Ces hommes peuvent seulement dresser  le bilan des menaces et suggérer des  solutions. C’est dans l’instinct de survie des hommes que l’Institut de la Vie  puisera ses forces vives.
          Notre tâche : ouvrir le dialogue de la science  et des hommes, éveiller davantage encore les consciences scientifiques à leurs  responsabilités. Eveiller les consciences des hommes au respect  et à l’amour de la vie.
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