Témoignages (suite)
Extrait de la Lettre du 12 février 1986 du Pr. M. MAROIS à Ronald REAGAN, Président des Etats-Unis et à Mikhail Gorbatchev, Secrétaire général du comité central du Parti Communiste de l’Union Soviétique
Monsieur le Président (ou Monsieur le Secrétaire général),
Le sommet de Genève et ses suites font naître de grands espoirs pour l’humanité. En ce moment historique, il nous semble important de mettre l’accent sur la vie, visage radieux de la paix. La vie est un thème politiquement neuf, universel, unificateur, dynamisant, ouvert sur l’avenir : nous ne sommes pas faits pour la mort mais pour la vie.
L’Institut de la Vie, organisation mondiale, a été fondé à Paris en 1960. Son siège est fixé à Genève. En vingt-cinq ans, il a réuni en soixante conférences internationales, l’expression suprême du génie scientifique : plus de deux mille cinq cents hommes et femmes de science de soixante pays, dont cinquante Prix Nobel. Institution positive, constructive, jamais polémique, elle proclame la valeur de la vie, la grandeur de l’homme, l’urgence de la réconciliation de l’homme avec lui-même, avec tous les humains et avec le cosmos. Elle veut faire servir la science à des œuvres de vie, dans le respect des droits de l’homme dont le premier est le droit à la vie, le respect de tout l’homme et de tous les hommes. Son programme est :
- La science, honneur de l’esprit (science fondamentale),
- La science bienfaisante,
- Science, puissance et sagesse.
L’Institut de la Vie a acquis une confiance diplomatique universelle, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest.
Son message aux Chefs d’Etat ou de Gouvernement de la Terre a reçu quarante-cinq réponses dont celles de l’Union soviétique et des Etats-Unis.
Au cours de la cérémonie de son vingtième anniversaire sous la présidence du Président de la Confédération suisse, l’Institut de la Vie a lancé devant deux mille personnes de vingt-deux pays dont cinq Prix Nobel un appel pour une action conjointe des plus hauts responsables politiques et de la science, en faveur de la vie.
Le dialogue commencé à Genève le 19 novembre 1985 peut prendre toute sa dimension historique si les Chefs d’Etat des deux superpuissances ayant dit non à la mort, disent oui à la vie et invitent toutes les nations du monde à soutenir les programmes permanents (que l’Institut de la Vie est prêt à proposer) sur les thèmes suivants
- Science et société,
- Conséquences des technologies modernes pour la vie de l’homme,
- Protection du patrimoine génétique humain contre les agents mutagènes et carcinogènes,
- Prévention des anomalies physiques et mentales,
- Génie génétique et biotechnologie,
- Ressources alimentaires et nutrition,
- Approche nouvelle des maladies parasitaires et infectieuses,
- Le vieillissement : un défi pour la science et la politique sociale,
- Environnement et monde vivant,
- Science du comportement,
- Ethique et biomédecine,
- Science, éducation, télévision et avenir humain.
L’effort matériel à consentir sera très modeste au regard du bénéfice attendu. Pour achever de donner un contenu à ces programmes, l’Institut de la Vie organise dans quelques semaines à Genève, avant le prochain sommet, une conférence « La Science au service de la Vie : Problèmes globaux » dont la majorité des membres sera formée par des hommes de science des Etats-Unis et d’Union soviétique. Les résultats de ses travaux seront immédiatement soumis sous la forme d’un rapport général à la haute bienveillance des Chefs d’Etat des deux nations les plus puissantes de la Terre.
Au terme de cette présentation, nous osons très respectueusement formuler trois questions :
La proclamation de la vie et particulièrement de la vie humaine comme enjeu majeur vous semble- t-elle biologiquement, philosophiquement et politiquement la première tâche de notre temps ?
Pour l’organisation pacifique du monde et pour l’épanouissement de tout l’homme et de tous les hommes, êtes-vous prêt à inscrire la contribution de la « Science au Service de la Vie » dans les perspectives de la coopération et des rencontres entre les deux superpuissances et de la coopération internationale ?
Etes-vous prêt à accueillir les propositions de programme que l’Institut de la Vie achèvera d’élaborer au cours d’une prochaine conférence scientifique internationale à laquelle participeront en majorité les savants des deux superpuissances ?
Au sein de l’Institut de la Vie, la science a choisi de faire grandir les chances de la vie.
Nous refusons de souscrire à l’affirmation tragique « d’une histoire humaine écrite par un Dieu fou ». Si l’histoire n’est que ce qu’elle est, oui le désespoir peut envahir l’âme du monde. Nous refusons le réalisme sans horizon. Nous refusons la résignation. Il ne sera pas dit que l’homme n’a pas trouvé de solutions aux problèmes qu’il a lui-même posés. La démesure des forces du malheur ne nous effraie pas. La vie s’est instituée sur la Terre. Sa politique est de s’y maintenir. Nous entendons par un acte libre l’instituer à nouveau, non pas seulement par la perpétuation de l’instinct mais par une décision de l’intelligence et du cœur.
Est-il trop ambitieux d’espérer que quelques hommes témoins puissent incarner la volonté, le goût, la joie de vivre, que quelques hommes de science au plus haut niveau de la réflexion lucide puissent apparaître comme la pointe fine de la pensée créatrice, constructive, que quelques hommes de foi habités par une vision intemporelle puissent proclamer l’espérance, que quelques grands hommes politiques puissent accomplir dès aujourd’hui ici et maintenant la révolution prophétique du bonheur humain dans la pérennité de la vie ?
Notre patrie n’est pas seulement nationale et terrestre. Elle est la vie.
« Au nom de tous les hommes de la terre qui ont en commun le vouloir vivre, en notre nom propre, au nom de la « tendresse humaine », nous célébrons la vie, nous la proposons comme enjeu majeur aujourd’hui et pour les millions de siècles à venir » (extrait de notre message aux Chefs d’Etat et de gouvernement).
Maurice Marois,
Délégué général fondateur de l’Institut de la Vie
Réponse du 7 mars 1986 de Mikhail Gorbatchev
Monsieur le Professeur,
C’est avec un grand intérêt que je prends connaissance de la lettre que vous avez bien voulu me transmettre en même temps qu’à Ronald Reagan.
Je vous remercie de m’avoir ainsi renseigné sur les activités de l’Institut de la Vie et sur ses projets. Il apparaît à la lecture de votre correspondance que l’Institut s’occupe des problèmes vraiment palpitants d’actualité qui constituent – d’une manière ou d’une autre – l’objet d’inquiétude de toute personne pensante, quels que soient son pays de résidence et même son idéologie et ses convictions politiques. Retombées de la technologie moderne sur la vie des hommes, les ressources alimentaires et la nutrition, l’environnement et le règne animal et végétal, l’éthique de la médecine biologique, la science, l’éducation, la télévision et l’avenir de l’humanité sont autant de problèmes qui, avec d’autres sujets étudiés à l’Institut, nous sont imposés par la vie même et dont le caractère urgent, parfois grave et brûlant, ne cesse de s’accentuer au fil des ans. Il se peut qu’aujourd’hui tous n’en soient pas encore conscients ; mais demain – avant l’avènement du troisième millénaire – ils le ressentiront tous et en prendront la mesure exacte.
Voici mes réponses aux questions que vous avez formulées :
Première question :
« Considérez-vous que, biologiquement, philosophiquement et politiquement, l’objectif primordial de notre temps serait de proclamer la vie, et surtout la vie humaine, comme étant la valeur suprême ? »
A cette question, je serais tenté de répondre par un « oui, oui parfaitement » très laconique. Or, je voudrais y ajouter ceci : le problème que vous évoquez a préoccupé les meilleurs esprits de l’humanité depuis probablement le temps où le genre humain a connu ses premiers penseurs. Mais à l’époque nucléaire qui est la nôtre il a pris une dimension nouvelle se présentant désormais sous un jour différent.
Fiodor Dostoïevski écrivait en son temps – très proche de nous, d’ailleurs, à l’échelle de l’histoire : « L’énigme de la condition humaine n’est pas de vivre, mais bien de savoir à quoi bon l’on vit. » Si l’on y réfléchit, cette formule que par ailleurs je ne contesterai pas, revêt à l’ère de l’atome une signification nouvelle. Je dirais que de nos jours la vie est digne d’être vécue si on la consacre à sauver la vie même sur la Terre. Il n’existe pas d’objectif plus important que celui-là.
Jamais auparavant dans son histoire l’humanité ne s’est vue confrontée à un tel défi. Et voici que, cruel et implacable, ce problème surgit devant nous dans toute sa brutalité, sur un plan on ne peut plus pratique. Nul ne saurait s’en débarrasser d’un revers de la main, car tous et chacun sont concernés. Cela dit, je suis convaincu que c’est par les efforts de notre génération, de la génération actuelle, qu’il faut parvenir à le résoudre. Nous ne pouvons pas – nous n’en avons tout simplement pas le droit – en remettre la solution à la génération à venir. Ou bien, dans un avenir prévisible, nous réussirons à lui trouver une solution et nous débarrasserons nos enfants et nos petits- enfants du lourd fardeau qu’est l’existence vécue sous la menace d’une auto-destruction possible et quasi instantanée de l’humanité. Ou bien nous n’y arriverons pas… Dans ce cas – et alors même que le pire sera évité, la solution deviendra inimaginablement plus difficile à atteindre, voire impossible.
La course aux armements a déjà amené l’humanité à un seuil critique au-delà duquel on se demandera si, vu les performances techniques des nouveaux types d’armes spatiales et terrestres, elle sera encore capable de la maîtriser. Une fois ce seuil franchi, la vie sur Terre ne tiendra plus qu’à un fil qui pourra rompre d’un instant à l’autre.
Il est incontestable que, pour survivre, il faut vivre et agir autrement, d’une nouvelle façon. Cela concerne en premier lieu la coexistence entre les Etats. C’est précisément à partir des relations existant entre ces derniers que se forment l’anatomie et la physiologie de ce qu’on appelle la vie internationale. Les relations entre Etats doivent se fonder sur le respect des intérêts réciproques, avant tout sur ceux de la sécurité, et qui seraient assurées par des garanties matérielles, politiques, juridiques, morales et psychologiques ainsi que par la coopération tant en matière de la recherche des moyens pouvant sauver la vie qu’en ce qui concerne le règlement de tout un ensemble de problèmes globaux dont dépend la qualité de cette vie. Autrement dit, l’ancien ordre des choses en vertu duquel la sécurité nationale n’était perçue qu’à travers des solutions militaro-techniques et la politique de force, ordre qui a fait du monde l’otage de la mort nucléaire, cet ordre-là doit laisser la place à un système universel de sécurité englobant toutes les sphères des relations internationales. L’humanité peut – et doit – vivre en bonne harmonie avec la nature, mais pour cela il faut qu’elle s’entende bien avec elle-même. C’est précisément en ces termes que la question fut posée lors du vingt-septième congrès du Parti communiste de l’Union Soviétique.
Cela m’amène à votre deuxième question :
« Seriez-vous prêt, dans l’intérêt de l’instauration de la vie pacifique sur la planète et de l’épanouissement de chaque individu et de tous, d’incorporer l’apport de notre programme « La Science au Service de la Vie » dans la perspective de la coopération et des rencontres entre les deux superpuissances, ainsi que de l’ensemble de la coopération internationale ? »
Avant tout je ferai remarquer que nous n’avons jamais prétendu – pas plus que nous n’en avons prétention aujourd’hui – à jouer le rôle de « superpuissance » ; bien plus, nous estimons que personne ne doit aspirer à un tel rôle si nous voulons reconstruire la vie internationale d’une manière effectivement nouvelle et préserver ainsi la vie sur notre planète.
Les sciences et les techniques modernes nous donnent la possibilité d’embellir – au sens strict du terme – la vie sur la Terre, de réunir les conditions indispensables au développement harmonieux de la personnalité de chacun. Mais il se trouve que ces mêmes œuvres de l’intelligence et des mains de l’homme mettent en péril l’existence humaine. Quelle contradiction flagrante ! Nous nous prononçons pour que la science cesse d’être serviteur des deux maîtres, nommés la vie et la mort ; il faut qu’elle ne serve que la vie.
Par leur nature, les idées contenues dans le programme « La Science au Service de la Vie » sont telles que, pour trouver une bonne solution, elles supposent la conjugaison des efforts entre l’Union Soviétique et les Etats-Unis de même qu’au niveau de l’humanité toute entière.
Dans cette optique, il est aisé de comprendre la réponse affirmative que nous apportons à votre troisième question : « Seriez-vous disposé à examiner les propositions-programmes que l’Institut de la Vie arrêtera au cours de la future conférence scientifique internationale où la plupart des participants seront des scientifiques des deux superpuissances ? »
Nous sommes prêts à considérer ces propositions et à les utiliser – en fonction de leur caractère - dans le domaine de la politique concrète.
Vous souhaitant le succès de vos activités, je vous prie d’agréer, Monsieur le Professeur, l’assurance de ma profonde considération.
Mikhail Gorbatchev
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