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Institut de la Vie

 

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«La vie, facteur d'unité»

 

Une éthique

SOMMAIRE

Emission à l’O.R.T.F.
17 octobre 1966 : « Les savants sont parmi nous »

Thème : problèmes de responsabilité posés par le développement de la science moderne et notamment l’apparition de l’énergie atomique.

L’aventurier de la connaissance : Oppenheimer

Aller jusqu’au bout d’une logique, sans s’occuper du reste, aboutit à l’impasse. Quand la science va jusqu’au bout de son propre mouvement sans s’occuper des conséquences de ses propres découvertes, l’espèce elle-même court à sa perte.

Il est des hommes de science dont la démarche n’est nullement le service des hommes. Ces hommes de science sont les aventuriers de notre temps. Ils sont prêts à tout, pourvu qu’ils aillent jusqu’au bout de leur curiosité : il faut comprendre que l’homme est un animal curieux et téméraire. Demandait-on à un conquistador d’être prudent ? Mais ils vont se brûler les ailes. Combien de physiciens atomistes sont morts, victimes de leur curiosité ? Combien de bactériologistes qui étudient le bacille de Koch sont morts de tuberculose ? C’est aux prix de la mort des pionniers que ces sciences ont progressé. Si leurs mobiles furent le service des hommes, nous devons les saluer comme des martyrs, sinon ils sont seulement des héros.

Robert Oppenheimer

Oppenheimer ! Lui a-t-on vraiment dit : maintenant que la bombe existe, on pourrait ne pas la faire éclater. On pourrait la faire éclater dans un désert, dans un endroit qui donnerait quand même une leçon aux Japonais, et puis, de toute façon, les Japonais sont perdus. S’il est vrai que cette option lui fut offerte. S’il est vrai qu’il ait répondu : « non, je veux la faire éclater, parce que je veux voir ce qui se passe. » S’il est vrai qu’il porte une part de la responsabilité de la faire éclater sur des hommes, alors, est-t-il une haute conscience ?

Dans la meilleure des hypothèses, il doit y avoir un très grand drame intérieur chez Oppenheimer, qui ne peut pas se renier lui-même : il ne peut pas renier l’acte qu’il a posé, en sorte qu’il est maintenant cristallisé toujours ; prisonnier de son passé, il ne peut plus bouger. Je vous donne un exemple ; en 1963 se tenaient les Rencontres Internationales de Genève ; Oppenheimer fit un discours sur le public et l’intime en évoquant, d’une manière très générale, le fait qu’il n’avait plus de vie privée, parce que Mccarthy l’a interrogé. Et il est vrai que l’intervention d’une société dans la vie privée d’un homme est inadmissible. Le lendemain, après cette conférence, Oppenheimer était sur l’estrade d’un théâtre ; il était entouré d’une douzaine de personnalités. Le théâtre était peuplé d’une multitude de spectateurs. Et Oppenheimer était donc là, dans la fosse aux lions, livré aux hommes ; un prêtre de Louvain lui dit : « Monsieur le savant, vous nous avez parlé du public et de l’intime, vous nous avez parlé de votre drame intérieur ; voilà qui est grave en effet, mais je voudrais vous poser une autre question qui m’apparaît essentielle : vous, dont la conception de l’homme est désormais pessimiste, après votre expérience des vingt dernières années, si c’était à refaire, est-ce qu’aujourd’hui vous le referiez ? Fabriqueriez-vous à nouveau la bombe ? » Il dit : « Oui. » Il y eut alors un moment d’intensité dramatique. Dans la salle, partie du poulailler, une voix humaine, un hurlement : « Malgré Hiroshima ! » comme un cri de douleur. Et il répond : « Oui. » A ce moment, Jeanne Hersch, philosophe de Genève, violemment anti-atomiste pour des raisons de progrès qu’elle veut servir, cette femme qui est fascinée, subjuguée par Oppenheimer, par cette personnalité assez étonnante, vole au secours d’Oppenheimer. La voici qui se renie elle-même en disant : « On n’a pas le droit de torturer un homme comme vous le faites, on n’a pas le droit de dissocier un acte des circonstances historiques dans lesquelles il a été posé. » A l’époque, il y avait le mal absolu qui était qu’on prenait des petits enfants, qu’on les mettait dans des fours crématoires. Contre le mal absolu il fallait lutter, et il n’y avait pas le choix des moyens.

Sur ce, j’ose intervenir, en disant : « Oppenheimer, vous êtes le physicien, je suis le biologiste. Vous, vous êtes, que vous le vouliez ou non, l’homme qui a libéré par la science des forces gigantesques et qui a laissé mettre ces forces au service des passions meurtrières. Vous qui savez le pouvoir de la science, ne croyez-vous pas que vous pourriez sculpter votre visage pour l’avenir et pour l’éternité, en mobilisant toutes ces forces que la science donne aux hommes, pour les orienter vers le bien de l’homme, vers la vie ? Et je le dis parce que, moi, je suis le biologiste : j’ai des raisons de biologistes de la considérer comme menacée par certains usages de la science. Nous avons un peu de recul. Nous ne sommes plus pressés par l’événement, par l’histoire. Ne croyez-vous pas qu’il est temps de nous tourner vers l’avenir, et d’inviter ensemble les hommes à mettre les découvertes de la science au service de la vie ? » Réponse : « Non. »

Lorsque Jean VILAR fit la pièce du procès d’Oppenheimer, il y eut une polémique dans Le Monde : une lettre d’Oppenheimer disant à peu près : « Vous semblez me présenter comme physicien repentant, pas du tout. Ce que j’ai fait, j’ai voulu le faire, je vous interdis de modifier mon portrait, et si jamais vous persévérez, je vous attaquerai. »

Alors je pense qu’en réalité, Oppenheimer est bloqué ; il n’a pas osé accepter la proposition que je lui faisais par une sorte de désaveu de lui-même. S’agit-il finalement du drame intense d’un homme qui ne peut pas se déjuger sans se détruire, qui avait ses raisons d’avoir fait ce qu’il a fait, qui porte un remords latent, ou bien s’agit-il d’un monstre froid qui a voulu remonter jusqu’aux conséquences ultimes d’une expérience de physicien, jusqu’au bout de sa curiosité technicienne ? Je ne sais pas, j’avoue que je ne sais pas.

Maurice Marois, Octobre 1966

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