La maturation (suite)
Vint-sept ans plus tard, la vision du Pr. Maurice Marois s’affirme et tend vers l’épure. C’est ce qui transparaît dans son discours du 16 juin 1987 :
Cérémonie de remise de diplôme de Docteur Honoris Causa de la York University
Le 16 juin 1987 à TORONTO, Canada.
Discours de M. Maurice MAROIS, récipiendaire.
L’honneur qui m’échoit dépasse ma personne. Certes, il distingue un homme, mais un homme qui s’identifie à une œuvre collective : l’Institut de la Vie. C’est à tous ceux qui l’ont édifiée depuis plus d’un quart de siècle que l’hommage mérite d’être témoigné : deux mille cinq cents hommes et femmes de science de soixante pays dont cinquante prix Nobel. C’est à tous ceux qui ont accepté de partager notre rêve et de contribuer à son accomplissement, et d’abord à nos grands amis du Canada. Je les évoque et je les invoque dans l’ordre chronologique de notre histoire : Léonard Bellanger, Jean Vanier, et ses parents infiniment respectés : le Gouverneur Général et Madame Vanier, Lester Pearson, le Professeur Penfield, puis Monsieur le Premier Ministre P.E. Trudeau, le Recteur Gaudry, le Doyen MacKinnon, le Docteur Omond Solandt, le Professeur de Mauléon, Monseigneur Parent. Ce cortège est spirituellement ou physiquement présent en cet instant et en ce lieu privilégié, dans cette belle université d’York qui joue et jouera désormais le rôle majeur. Grâce soit rendue à Monsieur le Président Arthurs, homme de grande et généreuse vision, au célèbre Vice-Président Davey, auPrésident Ian McDonald aux membres du Senat, au Doyen Innanen, aux Professeurs R.H. Haynes, Barry Glickman, John Heddle, H.I. Schiff, D.R. Hastie, et E. Lee-Ruff, à l’ensemble du corps professoral. Grâce particulière soit rendue au Professeur Paul Medow, l’artisan de nos premières relations, enfin au Doyen Bouraoui, mon ami.
Belle histoire d’amour en vérité que celle de l’Institut de la Vie et du Canada !
L’Institut de la Vie est une institution scientifique et éthique. C’est l’esprit qui interroge et la conscience qui délibère. L’appel est venu de la biologie, car le biologiste a chaque jour rendez-vous dans son laboratoire avec la vie ; il est habité par la passion de connaître cette vie dont il n’est qu’un moment. Jamais homme de science ne fut déçu lorsque, sous son regard, de nouveaux aspects de la création s’illuminaient. Toujours, à l’instant très rare du tressaillement de la découverte, il fut ébloui par la splendeur de l’ordre, la majesté des lois de l’univers et du monde vivant. Ebloui puis saisi de respect par le spectacle de la vie. Après une telle vision, la volonté s’aiguise de ne pas laisser l’homme saccager et détruire cette vie dont il est désormais comptable.
La vie est le premier bien. L’humanité est une et solidaire. La science est puissante. Elle peut être utilisée pour le meilleur ou pour le pire. Notre monde est dangereux. L’homme non averti est négligent, imprévoyant, imprudent. La vie sur la planète est menacée, la vie et le bien-être de toute l’humanité.
L’air, l’eau des rivières et des lacs, l’eau des océans, les sols, les ressources renouvelables et non renouvelables, les équilibres naturels, la faune, la flore, l’environnement physique, biologique, social, culturel sont gravement compromis.
Savez-vous que l’utilisation des combustibles fossiles libère massivement du gaz carbonique qui provoque ainsi un réchauffement de la température ? La conséquence prévisible est une élévation du niveau de la mer qui pourrait atteindre soixante centimètres en un siècle. Cette élévation submergerait les habitations de millions d’habitants.
L’ensemble des gènes du monde vivant représente une ressource irremplaçable d’une immense valeur pour les générations futures. Ils se sont développés et diversifiés pendant plus de trois milliards d’années c’est-à-dire plus de trois mille millions d’années. Savez-vous qu’ils subissent une grave érosion ? et l’indispensable diversité biologique est frappée : une grande quantité d’espèces disparaissent. Ces disparitions s’effectuent à une telle vitesse qu’au moins un cinquième de toutes les espèces vivantes, plantes, animaux et êtres vivants plus petits seraient anéantis sous nos assauts au cours des trente prochaines années.
La qualité de la vie humaine est étroitement liée aussi aux valeurs culturelles. Ressources que celles de la connaissance, de l’expérience, du sens du bien et du mal, de la sagesse souvent codifiée dans les religions, les philosophies, le droit. Les créations de la pensée et de l’esprit : l’art, l’architecture, la prose, la poésie, la peinture, la sculpture et la musique constituent les ressources sans prix de l’humanité. Savez-vous que, par exemple, les trésors de marbre de l’Acropole d’Athènes, les splendides monuments sculpturaux et architecturaux de la période médiévale et de la Renaissance sont soumis à une érosion rapide due à la pollution industrielle ?
L’espèce humaine est unique parmi les différentes formes de vie de la planète. Et si l’on me demandait ce que nous devons sauvegarder d’abord je ne dirais pas seulement les monuments du désert de Nubie, le Parthénon et la Chapelle Sixtine mais aussi ces obscurs acides nucléiques qui, au sein de nos cellules germinales, assurent d’âge en âge la propagation de notre espèce. Or, ces acides nucléiques sont aussi menacés. J’arrête ici cette énumération.
Les peuples de toutes les nations partagent le souci de conserver la vie sur la terre. Les ressources de la pensée et de l’esprit humains peuvent fournir la motivation et les moyens de protéger la vie sur la planète, de préserver nos civilisations, de permettre à la culture d’atteindre par sa force et ses accomplissements de nouveaux sommets.
Un programme de salut est nécessaire. Il doit proclamer la valeur de la vie, faire servir la science à des œuvres de vie, sensibiliser davantage l’ensemble des hommes et les gouvernements sur leurs responsabilités envers la vie et d’abord la vie humaine.
L’Institut de la Vie l’a fait.
Il y a quelques semaines, des savants de nombreux pays dont les Professeurs Davey, Gaudry et MacKinnon, se sont réunis à notre invitation. Ils ont rédigé un programme mondial en réponse aux lettres du Premier Ministre du Canada, du Président Reagan, du Secrétaire Général Gorbatchev, des Présidents de la République de Suisse et de Côte d’Ivoire, du Roi du Maroc, des Premiers Ministres de Finlande, de France, de l’Inde et de Norvège. Quatre sujets spécifiques ont été jugés prioritaires :
- L’homme et l’environnement,
- La protection de la diversité biologique,
- Les mécanismes moléculaires des réactions biologiques en relation avec la santé, la maladie, l’hérédité et le vieillissement,
- Science et communication.
Le programme a été adressé à tous les Chefs d’Etat ou de Gouvernement de la Terre. Ce programme n’est pas limitatif. L’Institut de la Vie établira un « Collège mondial sur la destinée humaine ».
La vie est information, structure, organisation, hiérarchie : elle s’exprime. Elle est équilibre dynamique, régulation, adaptation, obstination : elle persévère. Elle est projet, mouvement, émergence : elle conquiert. Telle est « la sagesse de la nature ». Mais à cause du drame de la pénurie et de la limite, la vie poursuit sa marche sur un chemin de mort. Les sagesses humaines tentent de dépasser cette rigueur sanglante en proclamant les exigences de la conscience morale.
L’Institut de la Vie n’est pas seulement l’Institut de la cellule, il est l’Institut des raisons de vivre.
Quand les raisons de vivre s’engloutissent dans le bruit, la fureur et les larmes, alors le désespoir s’empare de l’âme du monde. Et le naufrage menace non plus seulement l’individu « aux semelles de vent », mais l’espèce toute entière. Aussi, dès les premiers écrits, l’Institut de la Vie s’est élevé contre les grandes voix tragiques de notre temps qui célèbrent le malheur, chantent le désespoir, proclament la mort et invitent au néant.
Chaque homme détient une parcelle de l’espérance de vie, une frêle étincelle. Toutes ces étincelles peuvent être rassemblée en un immense brasier.
L’Institut de la Vie invite à la prise de conscience de la valeur et de la beauté de la vie, de notre chance d’y avoir été conviés, de l’interdépendance du monde vivant, de l’isolement du jardin de la terre dans l’immense cosmos inhospitalier.
L’aventure héroïque de la vie se développe depuis plus de trois milliards d’années. La terre resterait habitable pendant encore six milliards d’années. L’homme est le dernier né. Chaque être humain est unique, irremplaçable. Avec l’apparition de l’espèce humaine, l’organisation cérébrale, l’intelligence, l’esprit déploient leurs splendeurs, la vie prend conscience d’elle-même, la liberté surgit. La liberté, donc la responsabilité : envers nous-mêmes, nos propres descendants, l’ensemble du monde vivant. Tel est l’homme, capable en outre d’inventer des règles morales, d’aimer, de contempler et qui atteint la plénitude de son humanité dans le respect de sa dignité et de ses droits et dans l’accomplissement de ses devoirs.
Puissions-nous bientôt proclamer l’immense bonne nouvelle que désormais la vie n’est pas menacée mais –parce que toujours l’homme passe l’homme – promise à un épanouissement fabuleux. Notre message est un plaidoyer pour la vie. Il est une exhortation à l’unité et à la solidarité de la communauté humaine.
L’Institut de la Vie n’est pas seulement une organisation de recherche et d’action qui se veut réaliste, vouée à des œuvres concrètes, utiles, efficaces. Il est un chant, le chant de l’homme qui lance aux étoiles l’interrogation sur le sens de la vie, qui projette son espérance vers un avenir plus riche de justice, de fraternité, d’amour. Il est l’affirmation de l’être humain dans la grandeur de son intelligence, de sa liberté, de l’autonomie de sa volonté. Il est le chant du monde, dans la majesté de ses lois, au-delà de l’antique chaos, dans son harmonie, au-delà des dissonances, dans sa durée en dépit des traverses de l’histoire.
Si l’homme flotte dans un habit que la science a taillé trop grand, l’Institut de la Vie invite l’homme à grandir.
Poussière perdue dans l’océan de la matière, du temps et de l’espace, accrochée au flanc d’une planète éphémère, dans le poudroiement de l’immense cosmos, mais poussière vivante, pensante, agissante, souffrante, aimante et qui espère, voilà l’homme dernier né de la vie, étincelle d’esprit, parcelle de connaissance, douleur et joie, « supplicié qui brûle et qui fait des signes sur son bûcher » selon la formule d’Antonin Artaud, « spectre sous sa cape de laine et son grand feutre d’étranger » selon l’expression de Saint John Perse, venant on ne sait d’où, allant on ne sait où, tragique ou burlesque, pathétique ou dérisoire, mais d’une dimension incommensurable à l’immense, d’un esprit plus lumineux que l’éclat de mille soleils, d’un cœur plus riche que toutes les richesses de l’univers, d’un amour plus grand que l’élan de la vie.
Ecoutez la plainte de la vie qui veut vivre.
Entendez l’appel des millénaires à venir.
Soyez attentif à la germination d’un monde nouveau : bientôt les bourgeons vont éclore.
Notre patrie n’est pas seulement nationale et terrestre. Elle est la vie.
Au nom de tous les hommes de la Terre qui ont en commun le vouloir vivre, en notre nom propre, au nom de la « tendresse humaine », nous célébrons la vie, nous la proposons comme enjeu majeur aujourd’hui et pour les millions de siècles à venir.
Maurice MAROIS, 16 juin 1987.
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