Concours général
Discours de Monsieur Maurice Marois, Secrétaire Général de l’Association
Dîner Officiel de l’Association des Lauréats du Concours Général, le 3 décembre 1970
Mots clés : les signes de notre temps, définitions légales de la vie et de la mort, dignité humaine
IL nous arrive de nous interroger sur la finalité du Concours Général. Tout est gratuit dans le Concours et à la sortie des épreuves, nous nous trouvons aussi seuls en face de nous-mêmes et de la Société que l’étions à l’entrée.
Cette solitude marque le destin de tout homme ; voici que nous la rompons puisque nous sommes ici rassemblés. Alors, lançons-nous à nous-mêmes un défi. Avec l’humilité qui sied à tout être conscient de ses limites, reconnaissons pourtant que le Concours où nous fûmes distingués nous confère une sorte d’investiture. Chacun des membres de notre Association, dans le milieu où la vie l’a placé, pourrait être un observateur attentif des signes de notre temps. Dans le pluralisme politique et philosophique, peut-être devrions-nous au moins tenter d’analyser ces signes. Pour prêcher l’exemple, je puise dans mon propre domaine : la biologie et la médecine.
Voici les propos que vient de tenir un grand biologiste Prix Nobel, le savant britannique CRICK :
« De nouvelles définitions légales de  la vie et de la mort sont nécessaires si l’on ne veut pas que l’explosion  démographique pose un problème de qualité autant que de quantité, estime le  Professeur Crick.
          La mort légale pourrait aussi, par exemple,  se situer après 80 ans, date au-delà de laquelle les médecins pourraient se  trouver exemptés de leur obligation de prolonger la vie de façon coûteuse et,  souvent, inutile.
          Nos idées ainsi exprimées impliqueraient,  bien sûr, une réévaluation complète de la vie humaine elle-même. Je ne crois  pas un mot de ce point de vue traditionnel selon lequel tous les hommes sont  nés égaux et sacrés. On ne peut pas continuer indéfiniment à adopter de vieux  points de vue face à des problèmes actuels. A longs termes, on peut seulement  répondre aux problèmes de façon rationnelle, en jetant un regard différent sur  les choses. » Telles sont les propositions du Professeur Crick que j’ai  voulu livrer à vos méditations.
La dignité d’homme, les droits humains fondamentaux devront-ils être affectés d’un coefficient en fonction de l’âge, de l’état du corps et de l’esprit ? Devrons-nous nuancer l’absolu ? Car, c’était un absolu – encore en vigueur dans la profession de médecin – que d’assurer la défense de toute vie humaine : c’est ce devoir absolu qui justifiait l’acharnement thérapeutique.
J’entends bien qu’il y a le rêve et la  réalité, la rhétorique et la pratique courante, l’affirmation des principes  généraux et les transgressions cachées, l’idéal théorique et le réel souvent  triste. J’entends bien que l’explosion démographique pose des problèmes de  nombres. La vie se fraye un chemin à travers mille obstacles et l’un de ses  plus grands drames est le divorce entre la surabondance des potentialités et la  pénurie des moyens, en un mot : la limite. Nous autres, espèce humaine,  savons désormais que nous sommes limités car nous atteindrons à une saturation  humaine de la terre.
          Alors, acceptons virilement ces limites et  tirons-en lucidement les conséquences : telle est la démarche de Crick.  Elle me laisse un sentiment de malaise ; je crois percevoir comme un  gémissement, une musique plaintive, ancienne, actuelle, éternelle : le  chant de la vie blessée.
          Citerai-je l’analyse de René Poirier et la  réponse de Jean Rostand, au cours de débats mémorables de l’Institut de la  Vie ?
« Nous arrivons à des problèmes de  principes infiniment délicats, écrit René Poirier, à des cas de conscience  graves, qui se posent chaque jour devant nous et qui ne sont résolus  qu’imparfaitement, arbitrairement, et de manière souvent contradictoire. 
          Ils sont liés à deux faits essentiels. L’un  est que défendre la vie c’est presque toujours préférer une vie à une autre,  c’est choisir, non seulement entre des vies animales et des vies humaines, mais  entre des vies réelles et des vies éventuelles, et quelquefois entre des vies  humaines réelles.
          L’autre est que, à côté du fait même de la  vie, il y a la dignité de cette vie, ce qui en fait la valeur, ce qui lui fait  mériter véritablement le nom de vie ; défendre la vie, ce n’est pas  simplement faire que des êtres subsistent mais qu’ils réalisent ce minimum de  conscience, de dignité, de bonheur qui fait que leur vie mérite d’être vécue.  D’où un double problème, l’un théorique : déterminer à quelles conditions  matérielles et morales une vie est désirable et respectable, l’autre  pratique : dire comment réaliser ces conditions et accroître le nombre des  vivants chez qui elles peuvent être effectivement réalisées. »
Telle est l’analyse de René Poirier et voici la réponse de Jean Rostand :
« Nous n’avons nulle arrière-pensée spartiate ou nietzschéenne. Nous n’avons pas la nostalgie des âges barbares, et nous pensons que jamais on ne développera assez le respect de la vie, car à partir du moment où un être humain est né, et quel qu’il soit, il a droit aux égards de la collectivité. »
Et Jean Rostand de citer mon Collègue, le Professeur Hamburger, Professeur à la Faculté de Médecine de Paris :
« Pour nous, la plus fragile des vies, la plus précaire, la plus inutile est encore de valeur infinie. »
Jean Rostand poursuit :
« Nous pensons que si notre  civilisation a pour fondement théorique le principe du respect de la vie, elle  n’en aboutit pas moins, par la fatalité de son développement, à des situations  de fait qui en sont la plus hideuse négation.
          Ce sera donc délibérément que nous  prendrons, nous, le parti de la vie, et que nous nous ferons les avocats  passionnés et entêtés de la vie humaine. Notre partialité est voulue, notre  sectarisme est conscient. A chacun son combat. Tel est celui qui nous convient  et, en dépit de nos divergences, nous rassemble. »
Ainsi s’exprime Jean Rostand au sein de l’Institut de la Vie.
Il faudra bien que s’établissent de nouveaux gardiens d’absolu dans le monde relatif où sombrent les valeurs du passé. Face à la mort, il est bon que quelques mortels rêvent d’immortalité. Le refus de la limite fait la grandeur de l’homme. Le respect de la vie et de l’homme, l’amour du fragile prochain en fait la dignité.
RAPPORT MORAL 1975
De Monsieur Maurice  Marois
          Vice-président chargé  du Secrétariat Général
  Mots clés : survie, guerre ou solidarité, rôle de la  science.
        Dîner du 26 novembre 1975
Il incombe, en ma qualité de  Secrétaire Général de notre association, de saluer nos hôtes, de remercier nos  bienfaiteurs, de vous présenter un bref rapport moral et, selon un usage  constant, d’oser méditer à voix haute sur quelques signes de notre temps.
          Saluer nos hôtes, quel honneur et  quelle joie lorsqu’il s’agit de remercier de leur présence ici monsieur le  Recteur MALLET, Chancelier des Université de Paris.
          Notre Président, Monsieur Henri  QUEFFELEC, rendra hommage à notre invité d’honneur, Monsieur le Professeur Jean  BERNARD. Que Monsieur le Président QUEFFELEC veuille bien m’autoriser à joindre  à cet hommage celui que lui rendit le Jury international d’un Prix de  l’INSTITUT DE LA VIE .  Le 29 mai 1973, au cours d’une cérémonie dans la galerie des glaces du château  de Versailles, à laquelle assistaient quatre cents personnalités dont quinze  Prix Nobel de sciences, cérémonie de l’INSTITUT DE LA VIE présidée par notre  confrère Monsieur Maurice DRUON de l’Académie Française, Ministre des Affaires  Culturelles, représentant notre confrère Monsieur Georges POMPIDOU, Président  de la République Française, Jean BERNARD reçut un Prix de 250000 Francs,  décerné par un jury qui compte plusieurs membres de l’Académie Française, les  présidents des Académies des Sciences des Etats-Unis, d’URSS, du Japon de  Grande-Bretagne, les directeurs des grandes agences internationales, de  nombreux Prix Nobel de la Paix.
          Il me plaît de vous lire la  citation à l’ordre de l’INSTITUT DE LA VIE, dont Jean BERNARD fut  l’objet :
          « Savant et clinicien,  modeste et généreux, il se voue au combat contre les maladies du sang et  notamment contre l’un des fléaux les plus redoutables pour l’humanité : la  leucémie. Par ses découvertes  et par un  admirable dévouement aux malades, il sauve une proportion toujours croissante  de vies humaines. »
          Après le salut aux hôtes de notre  soirée, laissez-moi exprimer aux bienfaiteurs de notre Association notre  gratitude pour nous avoir permis de témoigner, en leur nom et au nôtre, aux  lauréats du dernier Concours Général, fierté, fidélité. Je les citerai en  empruntant les commodités de l’ordre alphabétique : Air France, la Banque  de France, la Banque Nationale de Paris, l’ordre des avocats, les préfectures  du Nord, du Rhône, de Seine maritime, du Vaucluse, des Yvelines, la Société  Nationale des Chemins de Fer Français, la Société Paris-France, mademoiselle  Triouillier, la Société Générale.
          Le rapport moral sera bref :  un très grand nombre de lauréats du dernier concours ont adhéré à notre  Association en 1975. Leur nombre atteint soixante-deux. Notre annuaire a été  publié au cours de l’année 1974. Il contient la liste alphabétique de ses  membres, soit près de mille noms. Il indique pour chacun d’eux l’adresse, la  profession et la matière de la distinction au Concours Général.
          Le 7 mai 1974, s’est tenu dans  les salons de la Maison des Centraux à Paris, sous la présidence de Monsieur  Maurice SCHUMANN de l’Académie Française, Président de l’Association, un débat  sur le thème « Elites et Responsabilités ». Les invités d’honneur  étaient Jean d’ORMESSON de l’Académie Française, et Madame Françoise GIROUD. Un  rapport a été présenté par notre confrère Monsieur Christian STOFFAES.  Quatre-vingt-seize membres ont participé aux discussions.
Il me reste à philosopher sur  notre époque.
          Louis de BROGLIE pose dans  « l’œuvre de la Science » le problème de la survie. La Vie pose,  désormais, des problèmes politiques. La nécessité d’assurer la sécurité  biologique prend place à côté des autres nécessités. Le souci de la vie émerge  dans la conscience d’espèce : c’est un avènement.
          L’homme mille fois fut assailli  par la houle. Mille fois il la domina.   « Qu’a donc rêvé l’homme depuis l’origine des temps, si ce n’est le  Paradis terrestre, la Terre promise, le Jardin des Hespérides, l’Âge d’or,  c’est-à-dire sous des noms divers l’empire de la nature et de l’abondance. »  Ainsi s’exprime Guglielmo Ferrero. Face à ce rêve d’abondance se dresse la  perspective de la limite. La poussée humaine de la vie sur une planète limitée,  tel est le défi.
          Voici l’humanité confrontée avec  elle-même, avec sa propre survie, son épanouissement et le problème des fins.  Voici qu’elle est devenue un seul corps. Unité de destin. Voici qu’elle se  heurte à la notion de limite.
          Si la croissance exponentielle ne  peut pas se poursuivre longtemps, le monde entrera, à échéance prévisible, dans  des crises de survie. L’homme, être de besoin, subsiste en pillant la planète  et rencontre sur le chemin de sa vie la multitude de ses semblables et la  rareté des ressources. Besoin, multitude, rareté imposent une organisation  technique et sociale rigoureuse, cependant qu’un combat de géants se livre  entre les peuples pour la possession des biens. De nouvelles aliénations  frappent la condition humaine. Aucune ne saurait faire taire les aspirations de  l’homme. Et Jean-Paul Sartre d’affirmer : « Il n’est qu’une seule  issue pour rejeter le poids de l’inerte : le soulèvement, la révolte, la  révolution, suivis de nouvelles retombées. » Ainsi la marche de l’humanité  apparaît-elle dans cette vision comme une passion sans fin que jalonnent des  stations successives.
          Est-il possible de substituer aux  régulations paroxystiques par les crises des régulations pacifiques,  conscientes, grâce à une appréhension des données objectives du problème, en  mobilisant les moyens de la science et le sentiment d’interdépendance, de solidarité  et de communauté de destin des hommes ?
          La lutte libère collectivement  l’instinct de conservation et peut déchaîner toutes les violences. Faut-il  engager la guerre des générations, la guerre de la vie actuelle contre la vie à  venir, du présent contre le futur, réduire le nombre des naissances et, en nous  comportant en « Gengis Khan de la banlieue solaire », léguer à nos  descendants un monde inhospitalier, pollué, épuisé ? Faut-il se résigner  aux affrontements entre groupes humains ? Ou devrons-nous chercher un  armistice sur ces champs de bataille en affirmant la double solidarité :  solidarité des générations, puisque, maillon d’une longue chaîne, nous sommes  un moment de l’histoire de la vie qui doit se poursuivre dans la suite des  temps, solidarité des hommes entre eux et interdépendance.
          Cette solidarité, cette  interdépendance reconnues, alors nous devons ouvrir un autre front, un front  commun de l’humanité pour sa survie par l’aménagement du jardin de la terre, de  la patrie terrestre.
          C’est ici que la science  intervient pour jouer un rôle déterminant. Elle doit faire l’inventaire des  ressources de la planète, de leur mode d’utilisations, des possibilités de  recyclage. Elle relève le défi face aux passéistes qui la condamnent.  Evoquerons-nous Einstein : « Ce sera l’éternel honneur de la science  d’avoir vaincu l’insécurité de l’homme devant lui-même et devant la  nature ».
          Mais la science n’est qu’un  moyen. Inévitablement se pose le problème des fins et la nécessité de leur  formulation claire : développement de tout l’homme et de tous les hommes,  style d’existence et qualité de la vie, modes de société, classement des  priorités, tension dynamique entre compétition et communion, efficacité et  poésie, biens matériels et béatitudes.
          A ce point de mon itinéraire, je  voudrais chanter la vie de l’homme.
          Combattre pour la vie implique le  rejet comme dangereuse de toute philosophie du désespoir. Désormais, avec la  puissance que les hommes se donnent à eux-mêmes par la science, la frénésie du  nihilisme peut détruire notre espèce. Le brasier allumé nous consumera. Mais la  fin de l’histoire humaine ne sera pas la fin de l’histoire de l’univers. Elle  ne sera même pas la fin de l’histoire de la vie, simplement l’extinction d’une  espèce et de quelques autres que l’homme aura entraînées dans sa perte.
          Proclamer la vie comme valeur  première me semble la plus urgente exigence de notre temps. Cette proclamation  repousse comme une hérésie le manichéisme qui tient la balance égale entre Eros  et Thanatos. Il est faux d’affirmer, comme Freud a semblé tenté de la faire,  que la pulsion de mort est l’égale de celle de vie. La mort est négative comme  le mal qui ne peut se définir que par rapport au bien, ou le néant qui ne se  définit que par rapport à l’être.
          « La vie, ensemble des  forces qui résistent à la mort ? » Cette formule de Bichat est  elle-même trop pessimiste, comme si la vie n’était que résistance alors qu’elle  est conquête. Nous affirmons que la mort est la servante de la vie. Elle ne  l’est pas seulement par le recyclage de notre dépouille qui servira à  construire de nouvelles vies et ouvrira ainsi de nouvelles chances pour de  nouveaux essais, elle l’est par l’éclairage qu’elle projette sur notre propre  vie.
          « Si je ne devais jamais  mourir, affirme Garaudy, il n’y aurait rien que je puisse préférer à ma vie  individuelle, il n’y aurait pas d’amour, d’amour tel que je puisse préférer  l’autre à ma propre vie ».
          Et Jankélévitch affirme :  « La Mort instaure la liberté ». Nous venons ainsi de proclamer  l’affirmation de l’être. Il a pour complément l’affirmation de la nécessité du  bien : car l’homme n’est pas autonome. Il appartient à l’univers dont il  est un morceau pensant et souffrant, il procède de la vie dont il est dans  l’histoire multimillénaire de l’évolution, l’actuelle forme suprême. Il  appartient à l’espèce humaine dont il est solidaire. « L’enfer, c’est les  autres », disait Jean-Paul Sartre, « Non », répond Garaudy,  « c’est l’absence des autres, et l’absence aux autres ». L’homme ne  saurait être pleinement lui-même s’il n’est relié au cosmos, à la vie, aux  humains, à l’invisible enfin. Car il existe un royaume de l’invisible :  celui de l’histoire secrète de la vie, inscrite dans les acides nucléiques de  nos chromosomes et que nous portons sans en être conscients ; celui de  l’histoire totale de la vie qui nous a précédée avec ses souffrances et ses  combats, et dont nous sommes un instant fugitif, maillon de l’immense  chaîne  entre le passé et l’avenir, celui  de l’inconscient, du subconscient, du nescient, de l’inexprimé, de  l’inexprimable,  de l’ineffable.
          Au-delà de l’ivresse scientifique  et technique, l’accélération de l’histoire propose à notre génération une tâche  grandiose. Dépasser la souffrance et l’angoisse pour rejoindre les  certitudes : non pas « la patrie tranquille » où la mort est un  « silence heureux » selon la formule d’Albert Camus, non pas les  enchantements faciles et limités de l’Olympe des Hellènes. Pas davantage le  dolorisme qui donne la première place à la douleur humaine et substitue au Zeus  de Phidias l’homme de douleur de Mathias Grunwald, mais une vision plus sereine  qui intègre le respect de la vie et l’acceptation de la mort, la joie et la  douleur, le succès et l’échec, le passé et l’avenir, la connaissance et  l’amour, l’esprit d’entreprise et l’esprit de perfection, la contemplation et  l’action, l’éphémère et l’éternel, la parcelle et le tout, l’atome et  l’univers, le zéro et l’infini. Une phrase célèbre est écrite sous le triptyque  de Gauguin « d’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous ? »  Nous venons de la nuit des temps et chacun de nous peut percevoir à l’écoute de  ses cellules le bourdon des millénaires. Nous avons l’âge des millions de  siècles de l’univers, nous avons l’âge des millions de siècles de la vie. Qui  sommes-nous ? Un éclair de conscience habité par un irrépressible amour et  une irrépressible espérance. Où allons-nous ? La réponse ne m’appartient  pas. Elle est de l’ordre de la résignation, de l’espérance ou de l’incantation.
Rapport Moral 1999
Par  M. Maurice Marois
          Professeur  émérite à la Faculté de Médecine Saint-Antoine
          de  l'Université Pierre et Marie Curie, Paris VI
          Vice-Président,  chargé du secrétariat général de l'Association des Lauréats du Concours Général
          Extrait.
          Mots clés : animaux transgéniques, thérapie génique, clonage, réduction de la biodiversité.
Me  voici une fois encore devant vous et selon un usage devenu tradition je dois  vous décrire quelques conquêtes de la science en marche. 
          C'est  en biologiste que je m'exprimerai.
          Savez-vous  de combien de cellules est constitué votre organisme ? Soixante mille  milliards. En apprenant ces chiffres un ami m'a dit : « Quelle  chance ! En rentrant chez moi ce soir je me sentirai moins seul. »Dans  chacune de ces milliards de cellules un noyau contenant quarante-six  chromosomes eux-mêmes formés d'un total de deux mètres d'acides nucléiques.  Multipliez ces deux mètres par 60.000 milliards et vous obtenez pour un seul  corps humain 120 milliards de km. Ainsi chacun de vous est habité par 120  milliards de km d'acides nucléiques. ET ces quarante-six chromosomes, nombre  caractéristique de notre espèce, contiennent ensemble cent mille gènes. Chacune  de nos cellules porte dans ses gènes toute l'information c'est-à-dire toute la  recette pour faire un homme ou une femme. Cette information est différente d'un  individu à un autre. Il s'agit bien de la plus authentique, de la plus  irrécusable carte d'identité. Certains l'ont appelée la carte d'identité  génétique.
Quelques-uns  des mystères les plus intimes de la vie sont blottis dans des sortes de  sanctuaires : les noyaux. Mystères inviolables, dérobés au regard depuis  l'apparition il y a cent mille ans d'Homo sapiens sapiens. Fallait-il qu'après  cent mille ans les gènes cèdent aux entreprises de la science ? Ils ont  cédé et nous pouvons désormais les explorer, les manipuler, les échanger.  Somptueuse victoire !
          Le  gène est un élément commun aux êtres unicellulaires, aux végétaux, aux animaux  et à l'homme ; le gène est partout. Avec des moyens simples, il rend  possible la diversité de ses membres. Qu'il s'agisse de l'histoire de la vie,  de son évolution, de la profusion de ses formes, du développement embryonnaire,  des anomalies congénitales physiques et mentales, de l'apparition des cancers,  du vieillissement, le gène commande, organise, contrôle.
          La  génétique connaît aujourd'hui une accélération de son histoire. Et des  chapitres inédits s'écrivent sous nos yeux. Au cours de précédents dîners j'avais  évoqué devant vous le séquençage et le décryptage du génome humain. J'avais  aussi évoqué les performances des animaux transgéniques, ainsi nommés parce que  l'on a introduit dans leur propre patrimoine génétique des gènes d'autres  espèces - par exemple de l'espèce humaine. Observons le cas de la vache  transgénique. En fonction de nouveaux gènes dont on l'a mâtinée, son lait peut  être une source d'hémoglobine humaine, d'interféron, de facteur VIII qui traite  l'hémophilie et de bien d'autres produits. On peut les traire aux pis de la  vache. Le porc dit " humanisé ", ainsi nommé parce que des  gènes humains ont enrichi son génome, pourrait fournir des organes de rechange  susceptibles d'être transplantés chez l'homme avec des risques réduits. La transgenèse  abolit la barrière entre règne animal et règne végétal : incluez un gène  animal dans par exemple un plant de tabac, il fabriquera, à sa surprise, de  l'hémoglobine, de l'hormone de croissance, de l'insuline, que sais-je encore.  Qu'une plante fabrique de l'hémoglobine humaine voilà qui prouve l'unité du  règne vivant.
          Je  pourrais parler des promesses de la thérapie génique qui s'attaque à diverses  affections telles que la mucoviscidose, un cancer du cerveau : le  glioblastome, les cancers du sein et de la prostate, le SIDA, les maladies  cardio-vasculaires. Cette thérapie génique en est à ses débuts. Nous en  reparlerons dans quinze ans.
          Voici  un dernier exemple puisé dans un autre domaine. L'analyse d'une partie du  génome des grands singes et de l'homme jette un jour nouveau sur nos liens de  parenté. Dans l'état actuel de nos connaissances, la différence génétique entre  les chimpanzés et les êtres humains serait de 1 %. Et si cette affirmation  était vérifiée, je pourrais vous faire cette révélation que certains trouveront  désobligeante : nous serions chimpanzés à 99 %.
C'est sur la biologie du développement que je mettrai l'accent ce soir.
Vous  souvient-il du premier moment de votre conception ? Le spermatozoïde et  l'ovule se sont mariés. De leurs épousailles résulte une cellule  complète : l’œuf. Au commencement était l’œuf. Cette cellule est  totipotente c'est-à-dire qu'elle détient la totalité du programme génétique.  Celui-ci en s'actualisant va faire de chacun de vous le chef d’œuvre unique,  donc irremplaçable, que vous êtes et que peut-être je suis aussi, qui  sait ?
          Serait-il  accessible le rêve millénaire d'obtenir à plusieurs exemplaires ce chef  d’œuvre ? Vous allez voir par quel chemin ce rêve est devenu réalité.
          Chaque  cellule isolée d'un tout jeune embryon peut donner naissance à un être achevé à  l'exemple des jumeaux vrais c'est-à-dire qu'elle est totipotente. Elle se  comporte comme un oeuf.
          Au  cours du développement embryonnaire et fœtal, les cellules cérébrales,  musculaires, sanguines, etc. se sont différenciées. Mais chemin faisant elles  ont perdu leur totipotence, c'est-à-dire qu'elles sont désormais limitées à  leur fonction par exemple musculaire sans pouvoir s'en évader : muscle tu  es, muscle tu resteras ! Ce problème du caractère apparemment irréversible  de la spécialisation ou différenciation a longtemps intrigué les chercheurs.
Pour  explorer cette énigme deux savants américains, Briggs et King ont réalisé, en  1952, l'expérience suivante : armés de fines aiguilles de verre et de  micropipettes ils ont pu prélever le noyau d'une cellule d'un embryon de  grenouille à un stade précoce du développement. Ils ont inséré ce noyau dans un  ovule énucléé d'une autre grenouille. L’œuf ainsi reconstitué se comporta comme  un oeuf normal. Il aboutit par divisions successives à la formation d'un têtard  puis d'une grenouille achevée. Le noyau importé provenant d'un embryon était  donc totipotent.
        En  revanche lorsque les auteurs implantèrent un noyau d'une cellule non plus  embryonnaire mais différenciée provenant d'une grenouille adulte le résultat  fut négatif. La différenciation avait effacé la totipotence.
Cette conclusion ne peut pas être généralisée. En effet, des travaux analogues réalisés chez un batracien d'une autre espèce, le crapaud, ont montré que le noyau d'une cellule spécialisée d'un adulte n'a pas perdu sa totipotence à la différence de la grenouille. Ainsi vous pouvez cloner un crapaud si le cœur vous en dit.
Quittons  les batraciens pour rejoindre les mammifères.
          Depuis  1980 l'expérience de clonage a été étendue avec succès aux mammifères chez la  souris, la lapine, la brebis et la vache en transférant des noyaux provenant de  cellules embryonnaires. Il restait à implanter le noyau d'une cellule  différenciée prélevée chez un mammifère adulte. L'événement stupéfiant s'est  produit en 1997 avec la naissance réussie de la célèbre brebis Dolly.
        Le 27  février 1997, la revue britannique Nature rapportait les travaux de cinq  savants écossais. Ils avaient introduit le noyau d'une cellule épithéliale  mammaire bien différenciée d'une brebis adulte et non plus d'une cellule  d'embryon, dans un ovule énucléé d'une autre brebis. L'ovule fut confié à une  mère porteuse. La brebis Dolly naquit, exacte copie génétique de celle qui  avait fourni le noyau.
Pour la première fois il fut donc possible de cloner un mammifère adulte à partir d'une cellule différenciée de son corps, telle était la nouveauté. L'expérience a été confirmée en 1998, au Japon : huit veaux sont nés à partir de cellules prélevées sur une vache adulte. La voie était ouverte au clonage humain.
Les  problèmes surgissent lors du passage de la science pure à la science appliquée.  Je vous ai parlé au début de ce discours de la création d'animaux  transgéniques. Ce processus est laborieux. Mais ces animaux transgéniques une  fois créés, leur clonage permettrait de les multiplier sans mettre en oeuvre  chaque fois la lourde procédure transgénique. De plus, les animaux clonés  pourraient se reproduire. Ainsi l'on peut conjuguer la transgenèse et le  clonage.
          Les  conséquences de la prouesse scientifique et technique écossaise sont  incalculables.
          Assistera-t-on  à une production de masse de jumeaux clonés ? Les dangers de réduction de  l'indispensable biodiversité seraient alors les mêmes que ceux de la  monoculture chez les végétaux : la variété privilégiée occuperait tout le  terrain et condamnerait à la déshérence les autres variétés dès lors menacées  d'extinction. Si une épidémie venait à faire disparaître les clones, la nature  pour réparer les dommages devrait puiser dans des ressources appauvries.
          Il  est temps de conclure.
  " Le  clonage consiste à produire plusieurs organismes à partir d'un seul. Il  s'oppose à la reproduction sexuée qui implique la mise en oeuvre de deux  organismes distincts ", écrit Jean-Paul Renard. Jusqu'ici il faut se  mettre à deux pour faire un enfant. L'irruption du clonage menacerait-elle la  reproduction sexuée ? Celle-ci n'aurait-elle pas d'avenir ? Je gage  que les humains n'y renonceront pas et c'est tant mieux. Car la sexualité a  entre autres finalités une finalité bénéfique : par le brassage des gènes,  elle protège la perpétuation de l'espèce face aux périls qui depuis toujours  menacent la vie.
          Voici  une autre remarque, inspirée de Jean-Paul Renard : " Produire du  lait dont la composition emprunte les qualités d'autres espèces, c'est-à-dire  par exemple faire sécréter du lait proche du lait de femme par une vache,  augmenter le pouvoir de résistance à des microbes ou autres agents infectieux,  rendre compatibles les tissus animaux et humains pour des thérapies cellulaires  ou des greffes d'organes : autant de projets actuellement en chantier dans  le monde. Voilà donc les démiurges à l’œuvre, prêts à bouleverser les patientes  constructions de l'évolution. Voilà les apprentis-sorciers de la science estompant  déjà les limites entre l'animal et l'homme. " J'ai choisi à dessein  ces citations car les fortes expressions de démiurges et d'apprentis sorciers  sont des mises en alerte. Elles sonnent le tocsin.
          J'avais  écrit il y a plusieurs mois dans un livre dont je suis l'auteur  " Réflexions sur la destinée humaine " :  " Quant au clonage humain, un fort mouvement d'opinion aboutira à son  interdiction. Celle-ci sera-t-elle universelle ? Combien de temps  sera-t-elle respectée ? Le Prix Nobel James Watson - découvreur avec Crick  et Wilkins de la double hélice de l'ADN - ne se nourrit pas d'illusions. Pour  lui le clonage humain est inévitable. " J'espérais, écrit-il, que  cela ne serait jamais possible mais je ne vois pas comment on peut  l'arrêter. "
          James  Watson ne s'était pas trompé.
          Une  équipe sud-coréenne a transféré dans un ovocyte humain énucléé un noyau d'une  cellule prélevée chez une femme adulte. Mais les Coréens ont arrêté  l'expérience au stade de quatre cellules. La perspective du clonage humain  apparaît bien comme une réalité si du moins les travaux des Coréens sont  confirmés.
          Voici  l'ultime péripétie : en décembre 1998 les Nations Unies ont adopté une  déclaration sur le génome humain et les droits de l'homme, interdisant  l'extension du clonage à notre espèce. Cette déclaration sera-t-elle  entendue ? Il ne le semble pas puisque les savants écossais qui ont fait  naître Dolly ont proclamé, il y a quelques jours, leur intention de cloner des  humains. Enfin les autorités publiques américaines ont décidé de subventionner  de tels travaux.
Les  pouvoirs de l'homme ne cessent de grandir. Le physicien théoricien danois Niels  Bohr, Prix Nobel, mesurant les dangers de certaines applications de la physique  atomique s'est écrié : " Je suis un homme qui a  peur. " Devant les fabuleuses découvertes de la génétique moléculaire  le biologiste est saisi du même effroi. Mais la peur n'est pas une attitude  constructive.
          Les  risques et les chances donnent une actualité nouvelle à la création que nous  avons proposée d'un " Centre Mondial de l'Institut de la Vie sur  la Destinée Humaine  ".  Cathédrale de l'esprit, ce Centre pourrait nourrir nos réflexions dans notre  quête du sens. Il pourrait aussi contribuer à éclairer les décisions  stratégiques de l'humanité et donner une voix à la volonté de vivre et à  l'espérance.
Association des Lauréats du Concours Général: <http://concoursgeneral.free.fr/assoc/activites/diner/1999/moral.html>



