Bulletin de la Société de Thanatologie
N°34 - ANNEE 1976 - 10ème ANNIVERSAIRE
Etudes sur la mort


Discours de Maurice MAROIS
Président de la Société de Thanatologie

Un anniversaire est une halte, un temps de pause propice au retour sur soi, une célébration, et une invitation à projeter vers l’avenir. Brusquement, le présent devient plus dense, le temps prend son épaisseur : il n’est plus l’instant fugitif insaisissable entre le passé et le futur, mais un moment privilégié gonflé des événements dont il est l’héritier et des aspirations dont il est la promesse.
L’anniversaire de notre Société répond à cette règle humaine. Il est le rendez-vous de la mémoire et de l’espoir.

La mémoire : qu’hommage soit rendu aux Fondateurs qui nous ont quittés et dont la pensée nous inspire. Au premier rang d’entre eux, le Médecin Général Debénédetti. Nous percevons doublement sa présence parmi nous : présence morale, il a donné à notre Société un horizon, une philosophie, une impulsion, présence vivante qu’incarne dans la discrétion, l’élégance et la fidélité Madame la Générale Debénédetti.

Hommage à la mémoire de notre Président d’Honneur René Cassin, Prix Nobel de la Paix, homme de lumière et de courage, de rectitude et d’idéal.

Je ne suis qu’un continuateur. J’essaie pendant le temps où le flambeau est confié à mes mains, de ne pas le laisser s’éteindre, mais, avec d’autres, d’alimenter une flamme qui projette sa lueur dans la nuit de notre destin. Je n’ai aucun mérite, car vous, les hommes et les femmes du premier jour de notre association qui êtes ici rassemblés, vous les seuls fondateurs unis comme au premier matin, fervents comme au premier matin, vous ne cessez de nourrir la vie de notre groupe par votre enthousiasme, votre science et votre sagesse.

Chacun connaît ici le rôle joué par André Chatillon. Cher André Chatillon, vous avez la foi des fondateurs d’ordres qui s’alimente à la source secrète de votre vie intérieure, vous avez l’énergie des bâtisseurs, vous aimez les humains dans leur misère et dans leur grandeur, vous avez le sens de l’avenir et le sens des institutions. Vous avez pressenti les temps qui viennent où la mort, donnée permanente de la condition des vivants, occupera dans la pensée des hommes une place à sa mesure. Vous avez voulu une structure d’accueil qui atteindra par étapes la dimension mondiale. Sa vocation à l’universalité s’illustre par l’ouverture à tous les courants de pensée traditionnels ou novateurs, à toutes les disciplines, à tout l’homme et à tous les hommes.

Je n’ai pas à retracer l’itinéraire de notre Société. Par ses concertations dans son Conseil d’Administration, par ses conférences, ses congrès, ses publications, elle prend d’année en année possession de son immense domaine.

Les fondateurs peuvent considérer avec satisfaction l’œuvre accomplie. Vous avez été des pionniers et des défricheurs. Aujourd’hui, le thème de la mort est présent partout et son irruption apparaît comme un fait de civilisation.

Mais nous ne sommes pas au bout du chemin.

Nous aurons à exercer une fonction sociale pour faire prendre conscience à la société des conditions qui précèdent et accompagnent la mort, car il s’agit pour nous de diminuer le poids de la souffrance. Nous l’avons fait en analysant les circonstances du suicide, en traittant le thème de la famille et de la mort, en dénonçant la solitude du vieillard, en proposant d’humaniser davantage l’hôpital afin de créer un espace fraternel, en éclairant le rôle du médecin dans son dialogue avec le malade, "conscience allant au-devant d’une confiance", en explorant les ressources des spiritualités dans l’ultime moment. Nous devrons étendre notre analyse à tous les événements de la vie sociale qui sont signes ou porteurs de mort.

Il nous faudra encore l’esprit pionnier pour diffuser dans le monde le bienfait de notre attitude devant la mort. Attitude adulte de lucidité, de santé, de sérénité. Il s’agit, en désoccultant la mort dan certaines sociétés, en épanouissant la vie dans d’autres sociétés, d’ériger l’homme dans sa pleine dimension de vivant et de mortel. Il s’agit de réconcilier l’homme avec son destin qui n’a pas seulement une dimension tragique, de le réconcilier avec lui-même, avec les autres vivants, avec l’univers et avec le bonheur. La conférence mondiale que nous devons préparer, sera la première étape de cette action universelle.

Ce combat social, cette diffusion mondiale n’auront quelque chance de succès qu’au prix d’une profonde réflexion philosophique. Nous aurons certainement à mener une action philosophique pour situer à leur juste place les explications parcellaires et passionnées de la contre culture et pour échapper au vertige des prophètes du néant. André Malraux lui-même qui accède désormais aux certitudes immobiles de la mort, n’a pas entièrement cédé à la fascination du néant. Il n’est pas inopportun de citer ici quelques réactions suscitées par sa disparition du monde des vivants. Pour Thierry Maulnier, "Ce que Malraux exprime de plus profond, c’est la situation de l’homme dans l’univers, sa situation pascalienne face à l’énigme de toute existence, au néant dont nous sommes environnés par l’espace et par le temps, la certitude de mourir". Malraux a-t-il privilégié le néant ? C’est le sentiment de Bertrand Poirot Delpech qui écrit : "L’homme qui disparaît et l’œuvre qu’il laisse, sont parmi les plus représentatifs de leur pays et de leur temps, les plus exemplaires de notre civilisation en ruine. En eux pourra se lire toute l’aventure de ce siècle pantelant que la mort de dieu et l’échec moral des sciences ont obligé à fonder la grandeur de l’homme sur le néant qui l’écrase" ; Cette attention au néant est trop désespérée pour Philippe Tesson qui affirme : "Malraux s’est trompé de monde. Il a pris pour loi sa propre folie et la folie d’un moment de l’histoire, négligeant par là même toutes les possibilités de rachat de l’homme, toutes les richesses irréductibles de l’esprit humain. Pourtant il n’est pas mort trop tôt pour ne pas avoir entendu le murmure de cette vague régénératrice qui s’annonce partout dans le monde".

Mais le désespoir n’est pas le dernier mot de l’auteur de l’Espoir. Et je partage l’analyse de Dominique Jamet admirant la "vision romantique et tragique, d’un homme qui a vécu et compris plus profondément qu’aucun notre vingtième siècle baroque et inhumain, qui a su transformer son expérience en conscience et donner une forme aux mille efforts de l’homme pour dépasser sa finitude et ses contradictions".

"Je me révolte contre la mort et ma révolte même est sans avenir" s’écrie Jacques Leclercq. Que cette attitude soit ou non sans avenir, il est sûr pourtant qu’André Malraux ne consentait pas au néant. Et j’en veux pour preuve ce texte, l’un des plus significatifs qu’il ait écrit sur son propre tourment : "Le plus grand mystère n’est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la vie et celle des astres ; c’est que, dans ce que Pascal appelle notre prison, nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant".
Il n’a pas été donné à André Malraux la grâce incantatoire d’un Jacques Leclercq : "Je marche sur la poussière de la terre des pas d’éternité et ma vie c’est dès aujourd’hui le bonheur d’exister dans cette lumière. Et les plus humbles joies et les plus dures contraintes où tout au long des jours se dilate le pouvoir d’aimer, se façonne la liberté, s’épanouit l’intelligence, tout prend son sens dans cette tension vers le plus être jusqu’à la plénitude".

En ce 28 novembre 1976, il n’était pas inutile je crois, de citer longuement quelques uns de nos contemporains, leur méditation actuelle rejoint l’interrogation permanente des hommes depuis qu’ils ont accédé à la conscience. Ces méditations, cette interrogation éclairent notre propos. Elles nous accompagneront jusqu’au soir de notre journée terrestre.

"Quand lâchera le fil d’argent, quand se cassera la jarre à la fontaine, quand la poulie, au puits, se rompra", "quand nous serons plus loin que la dernière lande", puisse-t-il rester sur cette terre, de notre passage si bref, si bref, la geste de notre Société de Thanatalogie qui aura osé, au nom de l’homme total, regarder la mort en face pour proclamer la vie.

Maurice Marois

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© Marie-Elisabeth Marois 2008