Dîner Officiel de l'Association des Lauréats du Concours Général
Le 3 décembre 1970
Discours de Monsieur Maurice Marois
Secrétaire Général de l'Association


IL nous arrive de nous interroger sur la finalité du Concours Général. Tout est gratuit dans le Concours et à la sortie des épreuves, nous nous trouvons aussi seuls en face de nous-mêmes et de la Société que nous l'étions à l'entrée.

Cette solitude marque le destin de tout homme ; voici que nous la rompons puisque nous sommes ici rassemblés. Alors, lançons-nous à nous-mêmes un défi. Avec l'humilité qui sied à tout être conscient de ses limites, reconnaissons pourtant que le Concours où nous fûmes distingués nous confère une sorte d'investiture. Chacun des membres de notre Association, dans le milieu où la vie l'a placé, pourrait être un observateur attentif des signes de notre temps. Dans le pluralisme politique et philosophique, peut-être devrions-nous au moins tenter d'analyser ces signes. Pour prêcher l'exemple, je puise dans mon propre domaine : la biologie et la médecine.

Voici les propos que vient de tenir un grand biologiste Prix Nobel, le savant britannique CRICK :

« De nouvelles définitions légales de la vie et de la mort sont nécessaires si l'on ne veut pas que l'explosion démographique pose un problème de qualité autant que de quantité, estime le Professeur Crick.
La mort légale pourrait aussi, par exemple, se situer après 80 ans, date au-delà de laquelle les médecins pourraient se trouver exemptés de leur obligation de prolonger la vie de façon coûteuse et, souvent, inutile.
Nos idées ainsi exprimées impliqueraient, bien sûr, une réévaluation complète de la vie humaine elle-même. Je ne crois pas un mot de ce point de vue traditionnel selon lequel tous les hommes sont nés égaux et sacrés. On ne peut pas continuer indéfiniment à adopter de vieux points de vue face à des problèmes actuels. A longs termes, on peut seulement répondre aux problèmes de façon rationnelle, en jetant un regard différent sur les choses.»
Telles sont les propositions du Professeur Crick que j'ai voulu livrer à vos méditations.

La dignité d'homme, les droits humains fondamentaux devront-ils être affectés d'un coefficient en fonction de l'âge, de l'état du corps et de l'esprit ? Devrons-nous nuancer l'absolu ? Car, c'était un absolu – encore en vigueur dans la profession de médecin – que d'assurer la défense de toute vie humaine : c'est ce devoir absolu qui justifiait l'acharnement thérapeutique.

J'entends bien qu'il y a le rêve et la réalité, la rhétorique et la pratique courante, l'affirmation des principes généraux et les transgressions cachées, l'idéal théorique et le réel souvent triste. J'entends bien que l'explosion démographique pose des problèmes de nombres. La vie se fraye un chemin à travers mille obstacles et l'un de ses plus grands drames est le divorce entre la surabondance des potentialités et la pénurie des moyens, en un mot : la limite. Nous autres, espèce humaine, savons désormais que nous sommes limités car nous atteindrons à une saturation humaine de la terre.
Alors, acceptons virilement ces limites et tirons-en lucidement les conséquences : telle est la démarche de Crick. Elle me laisse un sentiment de malaise ; je crois percevoir comme un gémissement, une musique plaintive, ancienne, actuelle, éternelle : le chant de la vie blessée.

Citerai-je l'analyse de René Poirier et la réponse de Jean Rostand, au cours de débats mémorables de l'Institut de la Vie ?

« Nous arrivons à des problèmes de principes infiniment délicats, écrit René Poirier, à des cas de conscience graves, qui se posent chaque jour devant nous et qui ne sont résolus qu'imparfaitement, arbitrairement, et de manière souvent contradictoire.
Ils sont liés à deux faits essentiels. L'un est que défendre la vie c'est presque toujours préférer une vie à une autre, c'est choisir, non seulement entre des vies animales et des vies humaines, mais entre des vies réelles et des vies éventuelles, et quelquefois entre des vies humaines réelles.
L'autre est que, à côté du fait même de la vie, il y a la dignité de cette vie, ce qui en fait la valeur, ce qui lui fait mériter véritablement le nom de vie; défendre la vie, ce n'est pas simplement faire que des êtres subsistent mais qu'ils réalisent ce minimum de conscience, de dignité, de bonheur qui fait que leur vie mérite d'être vécue. D'où un double problème, l'un théorique : déterminer à quelles conditions matérielles et morales une vie est désirable et respectable, l'autre pratique : dire comment réaliser ces conditions et accroître le nombre des vivants chez qui elles peuvent être effectivement réalisées. »

Telle est l'analyse de René Poirier et voici la réponse de Jean Rostand :

« Nous n'avons nulle arrière-pensée spartiate ou nietzschéenne. Nous n'avons pas la nostalgie des âges barbares, et nous pensons que jamais on ne développera assez le respect de la vie, car à partir du moment où un être humain est né, et quel qu'il soit, il a droit aux égards de la collectivité. »

Et Jean Rostand de citer mon Collègue, le Professeur Hamburger, Professeur à la Faculté de Médecine de Paris :

« Pour nous, la plus fragile des vies, la plus précaire, la plus inutile est encore de valeur infinie. »

Jean Rostand poursuit :

« Nous pensons que si notre civilisation a pour fondement théorique le principe du respect de la vie, elle n'en aboutit pas moins, par la fatalité de son développement, à des situations de fait qui en sont la plus hideuse négation.
Ce sera donc délibérément que nous prendrons, nous, le parti de la vie, et que nous nous ferons les avocats passionnés et entêtés de la vie humaine. Notre partialité est voulue, notre sectarisme est conscient. A chacun son combat. Tel est celui qui nous convient et, en dépit de nos divergences, nous rassemble. »

Ainsi s'exprime Jean Rostand au sein de l'Institut de la Vie.

Il faudra bien que s'établissent de nouveaux gardiens d'absolu dans le monde relatif où sombrent les valeurs du passé. Face à la mort, il est bon que quelques mortels rêvent d'immortalité. Le refus de la limite fait la grandeur de l'homme. Le respect de la vie et de l'homme, l'amour du fragile prochain en fait la dignité.

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© Marie-Elisabeth Marois 2008